Intervention de M. Laurent Mucchielli (chercheur au CNRS) lors de la
Rencontre Nationale des Contrats Locaux de Sécurité
Lundi 25 juin 2001, Paris, La Villette
Table ronde " CLS et délinquance des mineurs "
Mesdames et messieurs,
Je voudrais d'emblée remercier les organisateurs de ce colloque de m’avoir invité, au risque de m’entendre formuler des critiques assez fortes sur la façon dont est traitée la délinquance juvénile depuis une dizaine d’années, tant dans le débat public que dans les pratiques administratives.
Ne disposant que de quelques minutes, je voudrais vous proposer trois séries de réflexions de cadrage sur les tendances d’évolution de la délinquance juvénile et sur leur interprétation, réflexions aussi sommaires que l’est le temps imparti. Vous ne m’en voudrez donc pas si je taille très large.
Il est devenu impossible d’aborder les questions de délinquance sans présenter une batterie de chiffres. Je ne dérogerai pas à la règle. Toutefois, à la différence de nombre de prétendus " experts " qui fleurissent dans les médias, qui dissimulent leurs intérêts dans l’affaire (qu’il s’agisse de marchands de sécurité ou bien de représentants de syndicats de police) et qui se plaisent généralement à présenter les tableaux le plus catastrophistes qui se puissent concevoir, je voudrais d’emblée vous rappeler la limite des chiffres. Ceux qui sont omniprésents dans le débat public sont ceux extraits des statistiques de la police. Or, il faut sans cesse le répéter car l’information a du mal à passer : les statistiques de la police ne sont pas le reflet direct de l’évolution de la délinquance. C’est quelque chose que les journalistes ont en particulier du mal à comprendre, et cette incompréhension est entretenue d’une certaine manière par les services du ministère de l’intérieur puisqu’ils ne rappellent cet énoncé que lorsque cela les arrange et qu’ils " l’oublient " étrangement à d’autres moments. Alors analysons cet énoncé et tirons-en les conséquences. Les statistiques de la police enregistrent l’activité de la police. Cette activité est liée aux délinquances (il faut toujours mettre un pluriel), mais elle n’en est pas le reflet. La majeure partie de l’ensemble des délinquances échappent à la police, soit parce qu’il n’y a pas de victimes individuelles directes (ainsi la fraude fiscale ou les atteintes à l’environnement nous victimise tous de façon anonyme), soit parce que les victimes ne portent pas plainte. La police ne connaît que ce que les victimes lui déclarent et ce qu’elle trouve elle-même en menant ses enquêtes ou en opérant en flagrant délit. Dès lors, on comprend immédiatement que si le comportement des victimes change ou si les priorités d’enquêtes et de flagrant délit de la police changent, les statistiques produites au bout du compte vont changer également. Pour autant, la réalité des pratiques délinquantes peut ne pas avoir changé du tout pendant ce temps. Ce raisonnement est capital. En effet, s’il est incontestable que la délinquance juvénile a augmenté au cours des vingt dernières années, la prétendue " explosion " de ce phénomène dont on entend fréquemment parler est loin d’être fondée. Les chiffres de la police indique que la délinquance juvénile s’envole précisément depuis les années 1993 et 1994. J’affirme qu’elle croit depuis beaucoup plus longtemps que cela et que ce changement de 1993-1994 est un changement dans les pratiques policières, en vertu des consignes d’extrême fermeté que les policiers reçoivent depuis l’alternance politique de 1993 et qui ne se sont pas démenties depuis cette date, sous les gouvernements de droite comme de gauche. J’affirme donc également que quiconque viendra présenter des chiffres pour dire en substance que la délinquance juvénile a augmenté de X % depuis telle ou telle année, en se fondant seulement sur les statistiques de police, commettra de graves erreurs de raisonnement.
Si l’on est donc conscient de ces limites, si l’on s’efforce de tenir compte d’autres types de statistiques – à commencer par celles issues des enquêtes de victimation – et si l’on tient compte aussi des trop rares enquêtes de terrain, que peut-on dire sur les grandes tendances d’évolution de la délinquance juvénile ?
2- Les tendances générales qui semblent se dégager sur la longue durée
Si nous observons l’évolution de la délinquance juvénile enregistrée par la police sur longue période (les 20 dernières années), il ressort trois choses :
– la première est le fait que les violences les plus graves ne semblent pas être le fait de mineurs aujourd’hui davantage qu’hier. Malgré tout ce que l’on entend dans les médias, il n’y a pas significativement plus de meurtres commis par des mineurs aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Sur les viols, c’est aussi une grande mode médiatique de parler des " tournantes " (viols collectifs). Hélas tout le monde a oublié que c’est une des choses qu’on reprochait déjà aux Blousons noirs des années 1960. Quoi qu’il en soit, les plaintes pour viol déposées auprès de la police augmentent chez les mineurs mais aussi chez les majeurs (ce n’est pas spécifique aux mineurs). Et puis, de manière générale, si l’on s’efforce de rester rigoureux, on ne peut pas, au jour d’aujourd’hui, trancher entre l’hypothèse selon laquelle les viols augmentent et celle selon laquelle ce sont les victimes qui portent plainte plus souvent que par le passé. Je resterai donc très prudent sur les violences les plus graves.
– deuxième constat : il est par contre avéré qu’il y a une augmentation depuis plus de dix ans de ce qu’on pourrait appeler des violences intermédiaires, des coups et blessures plus ou moins graves. Ces violences intermédiaires sont exercées par de jeunes hommes de milieux populaires sur d’autres jeunes hommes de milieux populaires. Concrètement, ce sont ces bagarres entre jeunes ou entre groupes de jeunes, dans et autour des quartiers dits "sensibles".
– troisième constat : en réalité les faits commis par des mineurs qui ont le plus augmenté ces vingt dernières années dans les statistiques de police ne sont pas les violences, ni graves ni intermédiaires, ce sont – par ordre croissant d’importance – des vols de voitures et de mobylettes, des destructions et dégradations de biens, des violences et outrages à policiers et enfin l’usage et le trafic de drogues. Mais à nouveau, réfléchissons un peu aux modes d’enregistrement de ces catégories de faits que je viens de lister. Mon sentiment est qu’il s’agit de faits de délinquance dont l’enregistrement dépend beaucoup, pour la drogue, des contrôles d’identité et, pour le reste, des interventions en flagrant délit de la part de la police. Dès lors, derrière les fortes augmentations des destructions et dégradations de biens publics, des violences et outrages à policiers et de l’usage de drogues, il me semble qu’il faut aussi entrevoir à plusieurs moments le problème des relations entre les jeunes de quartiers sensibles et la police, relations classiquement mauvaises qui se sont sans doute encore dégradées depuis la seconde moitié des années 1980 pour installer dans certains quartiers une sorte de guérilla permanente qui, au moindre incident grave sortant de l’ordinaire, peut tourner à l’émeute.
En résumé, je dirais que les constats majeurs sont : 1/ les jeunes des quartiers pauvres se battent entre eux de façon plus intense aujourd’hui qu’hier, 2/ les jeunes des quartiers pauvres volent ou détruisent des biens privés un peu plus qu’avant mais ils l’ont toujours fait, 3/ les jeunes des quartiers pauvres exercent une violence contre les institutions et tout ce qui les symbolise, et ceci est clairement plus fréquent aujourd’hui par rapport à il y a vingt ans.
Je ne peux pas reprendre ici en deux minutes l’analyse de l’évolution de la société française et de ses délinquances depuis les années 1970 (cf. le dernier chapitre de mon récent livre : Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, avril 2001). Cependant, il faut dégager quelques lignes de force qui contribuent directement ou indirectement à la nature et le degré des problèmes rencontrés aujourd’hui. Faute de temps, j’en indique quatre principales.
La première tendance c’est ce que l’on peut appeler le "processus de ghéttoïsation". Processus car il n’y a pas de véritables ghettos en France. Mais la tendance existe, elle a consisté depuis trente ans à laisser se concentrer au même endroit les populations les plus précaires à tous points de vue (économique, social, culturel, scolaire), de préférence loin des centres-villes, dans des endroits mal desservis, sous-équipés et où l’immeuble bâti généralement à la hâte se dégrade assez rapidement, etc. C’est le phénomène central qui, me semble-t-il, explique que certains de nos voisins européens qui ont les mêmes difficultés économiques ne connaissent pas des problèmes de délinquance de la même ampleur. Lorsque le chômage ou la précarité se cumulent avec le sentiment de ghéttoïsation et s’exacerbent avec le sentiment d’être victime de racisme, la délinquance trouve un terreau particulièrement puissant.
La seconde tendance c’est l’accroissement des inégalités dans une société globalement toujours plus riche. Ce n’est un secret pour personne : la perception des inégalités sociales et le sentiment de frustration face à l’offre de biens de la société de consommation est un puissant facteur de délinquance juvénile depuis un demi-siècle. Des premières mobylettes des années 1950 jusqu’au téléphone portable de nos jours, la délinquance a toujours suivi les évolutions de la société de consommation. Et plus cette dernière domine notre vie, nos représentations et notre conception du bonheur, et plus la délinquance sera forte. Il ne faut pas feindre de s’en étonner.
La troisième tendance c’est la perte de confiance dans les institutions. Depuis une quinzaine d’années, il faut bien voir que c’est aussi la France en tant que société politique qui est en crise de confiance et qui suscite un rejet croissant de la part de ceux qui se considèrent comme situés tout en bas de la société. Deux dimensions de ce phénomène sont particulièrement lourdes : l’école et la vie politique. Le premier problème c’est le renforcement des inégalités scolaires au sein même d’un système qui se prétend de plus en plus égalitaire. Il y a là une hypocrisie dont il faut bien un jour payer le prix. L’école est sensée être la même pour tous. En réalité, au sein des classes, au sein des établissements et au sein des zones géographiques (entre établissements), les inégalités se sont complètement redéployées au cours des vingt dernières années. Dès lors il est assez logique que les tensions s’accumulent sur l’école. Quant à la vie politique, après une période (1945-1983) marquée par de très forts clivages idéologiques qui structuraient nos consciences politiques, nous sommes entrés au milieu des années 1980 dans une période de désarroi et de perte d’espoir. Du coup, ce sont les aspects les moins nobles de la vie politique qui ressortent avec d’autant plus d’acuité qu’ils ne sont plus pardonnés par le besoin de faire triompher la "cause". Ajouter à cela l’incapacité dramatique des élites politiques à éradiquer leurs propres problèmes de délinquance (car il faut bien appeler un chat un chat, il y a une délinquance des élites), et vous obtenez le rejet profond et toujours croissant de la chose politique qui caractérise aujourd’hui les jeunes générations. Or c’est une tendance inquiétante car la paix civile repose tout de même fondamentalement sur l’adhésion des citoyens à leur forme de gouvernement.
Enfin, la quatrième tendance qui me semble déterminante, c’est – en liaison avec l’évolution politique évoquée à l’instant – la disparition des moyens sociaux et politiques traditionnels pour canaliser la révolte et la traduire autrement que par la violence. Cette violence contre les institutions et ce qui les symbolise s’exprime d’autant plus de façon directe qu’a disparu ce qui jadis la canalisait, l’exprimait, la traduisait autrement : dans des discours construits, dans des revendications exprimées par des voies connues, grâce au concours de militants, de syndicalistes, d'éducateurs, d’acteurs associatifs locaux, tout cet ensemble de relais qui a largement disparu des quartiers dit sensibles à partir de la fin des années 1980. Dès lors, surtout lorsque leurs parents sont étrangers et donc un peu en retrait par rapport à des institutions qui les intimident souvent beaucoup (ne serait-ce que parce qu’ils n’écrivent pas le français ou même ne le parlent pas très bien), les jeunes se retrouvent seuls avec leurs angoisses et leur vision de la société, vision faite d’expériences authentiques et d’intuitions parfois justes mais faite aussi d’exagérations et de simplismes. Et personne n’est là pour les aider à réfléchir sur leur situation sociale et pour leur apprendre à construire l’expression de leur révolte. Alors la révolte se déverse "brut de décoffrage" et elle demeure généralement inentendue des institutions puisqu’elle est inaudible pour elles.
En guise de conclusion
Pour conclure, je voudrais simplement dire qu'on ne résoudra pas le problème de la délinquance juvénile avec des recettes policières et judiciaires. Elles sont, pour certaines d'entre elles, nécessaires pour gérer l’immédiat et protéger un peu mieux les victimes. D'autres me semblent par contre inutiles voire dangereuses. Mais quoi qu'il en soit ces recettes ne sont d’aucun secours si l’on veut penser à ce que sera notre société dans 10 ou 20 ans. Si l’on veut réellement que la société de nos enfants soit moins violente, alors il faut redéfinir une véritable politique de prévention, au sens le plus fort de ce terme, c'est-à-dire intervenir sur certaines des structures de notre société qui encouragent actuellement le développement de la délinquance juvénile.