La pensée sociologique et politique de Pierre Bourdieu

Sociological Thinking and Political Thinking of Pierre Bourdieu

_____________________________________

 

Sujet / subject

Un petit article de synthèse sur la théorie sociologique et sur la pensée politique de Pierre Bourdieu / A short and synthetic text on the sociological theory and the political thinking of Pierre Bourdieu.

Référence complète / complete reference

Pierre Bourdieu et le changement social, Alternatives économiques, 1999, 175, pp. 64-67.

 

Avertissement pour le lecteur français

Comme on pouvait s'y attendre, cet article m'a valu des réactions nombreuses et variées que je signale et auxquelles je répond en un mot avant que le lecteur s'engage dans le texte.

  1. "Je conteste sur le fond votre interprétation des textes de Bourdieu sur tel ou tel point" : dites-moi précisément pourquoi, ça m'intéresse.
  2. "Vous simplifiez trop" : essayez d'écrire un article du même type et sur le même sujet en 16.000 signes et puis revenez discuter avec moi, nous comparerons nos textes.
  3. "Faire un article sur l'ensemble de la pensée et de l'action de Bourdieu en si peu de pages est prétentieux" : comme nombre de collègues enseignants, je fais la même chose sur Durkheim ou sur Weber. Pourquoi traiter Bourdieu différemment ? C'est un grand auteur comme un autre, on peut le résumer comme les autres.

 

Texte intégral / text in full

Nota bene : pour lire les notes de bas de pages situées à la fin de l’article, cliquer sur l'appel de note. Pour revenir ensuite dans le texte, cliquer sur la flèche gauche de la barre d'outils web ("précédent").  

Nota bene : to read footnotes, press on the note number. Then, to return in the text, press on the left arrow ("return").

 

 

Pierre Bourdieu et le changement social

 

Laurent Mucchielli

 

 On peut parler de Pierre Bourdieu sans passion débordante, sans personnalisation excessive, et se forger par la raison des opinions indépendantes. Il faut pour cela récuser la logique manichéenne des jeux d'étiquettes et des raisonnements claniques (" Etes-vous un ami ou un ennemi ? "). Dans cette très courte présentation, je m'attacherai surtout à montrer que la sociologie de Bourdieu et ses prises de positions politiques sont cohérentes, qu'elles procèdent d'une même logique intellectuelle. Et que l'on peut y voir les mêmes avantages et les mêmes inconvénients : elles permettent d'expliquer les mécanismes de domination, mais pas le changement social.

 

Les mécanismes de domination

 

Derrière la diversité des sujets traités (la littérature, l'art, la science, le journalisme, les élites politiques, etc.), le modèle d'analyse est à peu près toujours le même. Il en est du reste ainsi de toutes les grandes théories. Son message central est le suivant : le jeu social, où qu'il s'exerce (quel que soit le champ que l'on observe), repose toujours sur des mécanismes structurels de concurrence et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation même des individus qui les reproduisent inconsciemment : ils sont devenus pour eux des habitus. L'école est le haut lieu de la reproduction de ces inégalités entre classes dominantes et classes dominées par le biais d'un enseignement qui " est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel " (1). Pareil système, d'une part possède une très grande force d'explication, d'autre part pose deux problèmes. Envisageons ces différents points.

 

Ce modèle d'analyse constitue d'abord une grille de lecture souvent extrêmement pertinente pour analyser les logiques sociales. En effet, depuis que l'Homme est Homme, toutes les sociétés qu'il a construites ont toujours reposé sur des mécanismes de concurrence et de domination reproduits de génération en génération. On ne connaît pas de société sans hiérarchie, sans pouvoir, sans domination, entre les sexes, les âges ou les classes. Et on peut appliquer la même analyse au sein de chacun des nombreux champs qui constituent une société complexe. On peut et même, selon nous, on doit l'appliquer car l'analyse des mécanismes de domination qui structurent objectivement les champs sociaux est un des fondements même de l'analyse sociologique. Bourdieu ne l'a pas inventée, mais il l'a systématisée et les chercheurs en sciences sociales lui en seront toujours reconnaissants. Aujourd'hui comme hier, nier qu'il s'agit là d'une des dimensions fondamentales du " métier de sociologue " (non la seule) reviendrait à mon avis à se poser en dehors de la sociologie, à faire de l'anti-sociologie.

Reste les deux problèmes.

 

Le rôle des acteurs

 

Le premier problème est celui du rôle des acteurs. Chez Bourdieu, ils ne sont souvent que les exécutants inconscients des mécanismes de domination. Ils ne constituent donc pas la réalité que le sociologue doit découvrir :

 

"il faut poser un second principe de la théorie de la connaissance du social qui n'est autre chose que la forme positive du principe de la non-conscience : les relations sociales ne sauraient se réduire à des rapports entre subjectivités animées par des intentions ou des "motivations" parce qu'elles s'établissent entre des conditions et des positions sociales et qu'elles ont, du même coup, plus de réalité que les sujets qu'elles lient. [...] Loin que la description des attitudes, des opinions et des aspirations individuelles puisse procurer le principe explicatif du fonctionnement d'une organisation, c'est l'appréhension de la logique objective de l'organisation qui conduit au principe capable d'expliquer les attitudes, les opinions et les aspirations" (2).

 

Rapidement, Bourdieu a précisé cette position en reconnaissant aux acteurs la capacité de développer des stratégies, afin notamment de "faire face à des situations imprévues et sans cesse renouvelées" (3). Mais ces stratégies s'exercent dans le cadre d'un habitus toujours défini comme : "principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre" (4). En fait, il s'agit donc avant tout de stratégies de reproduction.

 

Ce principe a été souvent critiqué (5). Sans partager nécessairement les propositions alternatives proposées, nous réitérons cette critique importante. Les acteurs sont en effet souvent conscients de leur situation de dominants ou de dominés. Ils sont au moins partiellement conscients des mécanismes par lesquels s'exerce cette domination et ils peuvent y résister. Sinon, comment expliquer la contestation sociale et politique, ainsi que les changements qui en résultent ?

Prenons l'exemple de la domination masculine. Si les individus étaient totalement enfermés dans les habitus, il n'y aurait jamais eu de mouvement féministe, ce mouvement n'aurait jamais trouvé de soutiens masculins sincères et il n'aurait jamais eu d'impact politique et juridique. Or, il y a depuis plus d'un siècle des mouvements féministes partout dans le monde. Ils ont rencontré de nombreuses résistances mais aussi des soutiens essentiels chez les hommes.

 

Un système fixiste

 

De fait, la liste des conquêtes des femmes depuis un demi-siècle est impressionnante si l'on prend un minimum de recul historique. L'égalité des droits civiques, politiques, sociaux et familiaux entre hommes et femmes a considérablement progressé au cours de la seconde moitié du XXème siècle, ce qui rend très contestable le choix de Bourdieu de prendre la situation de la femme kabyle comme exemple "paradigmatique" (6). Les femmes ont notamment obtenu le droit de vote et l'éligibilité (1944), la mise en place de la mixité dans l'enseignement secondaire (1959), la suppression de la tutelle maritale (1965), le remplacement de la notion de " père de famille " par celle d'" autorité parentale conjointe " (1970), l'instauration du divorce par consentement mutuel (1975), la dépénalisation de l'avortement (1975), la répression des discriminations sexuelles à l'embauche (1975), une meilleure répression du viol (1980), l'égalité professionnelle entre hommes et femmes (1983), l'égalité complète des époux dans la gestion du patrimoine de la famille (1984), la création du délit de harcèlement sexuel dans les relations de travail (1992) et enfin la parité politique le 28 juin 1999. Ainsi, en droit, la domination masculine est pratiquement cassée. Bien sûr, l'évolution est beaucoup plus lente dans les pratiques et dans les mentalités. Mais on ne peut pas faire l'économie d'une analyse des causes de ces changements juridiques et de leurs conséquences sur ces pratiques et ces mentalités.

A travers on aperçoit déjà le deuxième problème, celui du changement, de l'historicité. Le système d'explication sociologique de Bourdieu est un système fixiste, un système de la reproduction et non de l'évolution. Ceci n'est du reste pas surprenant compte tenu du contexte intellectuel des années 55-65 durant lesquelles Bourdieu a formé sa pensée : c'était la période conquérante du structuralisme et du marxisme. Fidèle à cet héritage, Bourdieu continue à penser que "le but de la recherche est de découvrir des invariants transhistoriques ou des ensemble de relations entre des structures relativement stables et durables" (7). L'histoire est pour lui une superposition d'époques dont il analyse le fonctionnement interne mais pas les mécanismes de transition, il aborde l'histoire " par une série de coupes synchroniques " (8). Or, la réalité, l'histoire, c'est pour une partie la reproduction mais pour une autre le changement ; c'est aussi le fait qu'aujourd'hui ne ressemble plus vraiment à hier et que demain ne ressemblera plus tout à fait à aujourd'hui. Et comme le changement ne se fait jamais tout seul (car ce sont bien les hommes qui font l'histoire, même s'ils ne savent souvent qu'une partie de l'histoire qu'ils font), il faut bien en venir à s'interroger sur la politique du changement.

 

Les positions politiques de Bourdieu

 

Pendant longtemps, Bourdieu n'a pas exprimé publiquement ses positions politiques, il se l'est même interdit par principe :

 

"La science sociale ne peut se constituer qu'en refusant la demande sociale [...]. Le sociologue n'a pas de mandat, pas de mission, sinon ceux qu'il s'assigne en vertu de la logique de sa recherche. Ceux qui, par une usurpation essentielle, se sentent en droit ou se mettent en devoir de parler pour le peuple, c'est-à-dire en sa faveur, mais aussi à sa place, [...] ceux-là parlent encore pour eux-mêmes" (9).

 

Le principe était que le sociologue devait lever les impostures, à charge aux acteurs de se saisir ensuite de ses découvertes. Relues en 1999, ces phrases ont fait sourire. Néanmoins, on a le droit de changer d'avis, d’éprouver "une sorte de fureur légitime, proche parfois de quelque chose comme un sentiment du devoir" (10), même si on aimerait tout de même lire aussi une analyse de l’opportunité d’un type d’action jusque là dénié. Cependant, on peut aussi penser qu’il s'agit moins d'un changement radical (survenu en décembre 1995) que d'une lente évolution vers la politique depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir. Rappelons en effet qu'en 1988 Bourdieu avait approuvé la "méthode" du nouveau Premier ministre, Michel Rocard ; qu'en 1990, il avait présidé au ministère de l'Éducation nationale une commission de réflexion sur les contenus de l'enseignement ; qu’en janvier 1992, il avait donné un interview déjà très engagé au Monde (11) ; que depuis 1993 il s’est beaucoup impliqué dans le soutien aux intellectuels algériens et qu’il s’était à sa façon impliqué dans la campagne présidentielle de mai 1995 en participant au Groupe d’examen des programmes électoraux sur les étrangers en France, le Gepef (12).

 

Quoi qu'il en soit, les positions politiques de Bourdieu s'exprime pleinement aujourd'hui et il est important de comprendre qu'elles se situent dans le prolongement direct de sa pensée sociologique (13). Entre les deux, il y a un lien logique. C'est du reste heureux : contrairement à d'autres, Bourdieu est tout à fait cohérent avec lui-même. Dès lors, on peut appliquer la même lecture à sa pensée politique qu'à sa sociologie. On peut d'abord se féliciter et se solidariser avec la dénonciation des injustices et des processus de domination. Mais on peut aussi faire les mêmes critiques. En effet, la pensée politique de Bourdieu est fixiste comme sa sociologie. Elle est incapable de déboucher sur une analyse du changement et sur des projets de réformes. Le seul livre propositionnel du groupe de Bourdieu est le livre collectif de l'Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche, Areser (14). De sorte que les seules propositions de ces universitaires concernent leur petit monde universitaire… En réalité, Bourdieu ne parvient, comme on l'a encore vu récemment (15), qu'à théoriser la défense de certains des plus dominés (les sans-papiers et les chômeurs) par le recours à une utopie d' "internationalisation" des mouvements sociaux (ce qui évoque fatalement le parallèle avec Marx : "chômeurs de tous les pays, unissez-vous..."). Il est donc incapable de concevoir l'évolution du système, l'évolution des institutions. D'où la légitimité de certaines des réactions que ce texte a suscité dans toute la gauche politique, y compris au Parti Communiste.

Dernier exemple : le mouvement des chômeurs. Pour les mêmes raisons que précédemment, la constitution d’un tel mouvement lui apparaît comme un "miracle social" vu les conditions structurelles de la situation de ces personnes (16).  Sur le fond, il a raison de considérer que cette constitution était difficile (on sait qu’elle sera du reste très fragile), mais elle ne s’en est pas moins réalisée. En fait de miracle, il y a eu des acteurs conscients de leur domination qui ont tenté de réagir en s'organisant. Dès lors, pourquoi ne pas s’intéresser de près à l’analyse de ces structures d’action collective ? D’autre part, comment se fait-il que Bourdieu ne dise mot des buts politiques de ce mouvement ? Pourquoi ne parle-t-il pas ne serait-ce que du cahier de doléances de ces organisations ? Pourquoi, fort de sa connaissance des structures de domination, ne les aide-t-il pas à élaborer des revendications et des actions, au lieu de simplement faire acte de présence à leurs côtés ? Pourquoi sinon parce que le système intellectuel de Bourdieu n’a pas prévu cette situation qui est en effet, pour le non-croyant, un "miracle" ?

 

La pensée de Bourdieu de parvient pas à construire

 

Sociologiquement comme politiquement, théoriquement comme pratiquement, la pensée de Pierre Bourdieu dénonce avec force, mais elle ne parvient pas à construire. Elle analyse très bien la reproduction, mais elle ne pense pas le changement. Or, nous vivons dans des sociétés qui, tout en perpétuant des structures de domination, changent de plus en plus et de plus en plus vite au regard de la longue durée historique. Entendons-nous bien : le changement n'est pas nécessairement un progrès, même si c’est le cas pour les femmes depuis cinquante ans. Cela peut être aussi un retour en arrière, comme c'est le cas avec les inégalités sociales en général depuis une quinzaine d'années ou une nouveauté comme l'apparition d'un fort clivage générationnel au détriment des plus jeunes (17).

L'évolution historique est rarement unilatérale. Raison de plus pour dire que nous ne pouvons plus et que nous pourrons de moins en moins faire l'économie d'une analyse du changement social et d'une construction de la réforme. C'est même ce vers quoi il faudrait orienter tous nos efforts. Pour cela nous pourrons nous appuyer sur les analyses déconstructionnistes de Bourdieu, mais nous n’y trouverons pas le souffle de la reconstruction.

 

 

Notes

 

  1. La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Minuit, 1970, p. 19 (avec Jean-Claude Passeron).
  2. Le métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton-Bordas, 1968, p. 40-41 (avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron).
  3. Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, p. 176.
  4. Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88, 84-86 et 245.
  5. La liste des commentaires sur Bourdieu est extrêmement longue, il y faudrait au moins un article entier. Je renvoie simplement ici au bilan de A. Dewerpe, La stratégie chez Pierre Bourdieu, Enquêtes, 1996, 3, p. 191-208.
  6. La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 10. Quand bien même il serait exact que cela vaudrait grosso modo pour "la France du début du siècle", cela serait anachronique pour la France actuelle (ainsi que l'a également fait remarquer Janine Mossuz-Lavau, Magazine littéraire, 1998, 369, p. 57).
  7. Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 57.
  8. Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 201.
  9. Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 27-28.
  10. Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.
  11. " La main droite et la main gauche de l’Etat ", repris dans Contre-feux, op.cit., p. 9-17.
  12. " Le sort des étrangers comme schibboleth ", repris dans Contre-feux, op.cit., p. 21-24.
  13. C'est aussi ce que suggère à demi mots François Dubet, Magazine littéraire, 1998, 369, p. 47.
  14. Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1997.
  15. " Pour une gauche de gauche ", Le Monde, 8 avril 1998.
  16. Contre-feux, op.cit., p. 102-104.
  17. Cf. Louis Chauvel, Le destin des générations, Paris, PUF, 1998.

 

 

Revenir à la page d'accueil