Résister à la vision catastrophiste des violences urbaines

Resisting the gloomy vision of urban violences

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Sujet / subject

Le texte d'une intervention à un colloque intitulé " Mineurs en danger… Mineurs dangereux ! Quelles questions ? Quelles réponses ? ", organisé à la Bourse du Travail de Saint-Denis les 8-9 octobre 1999, par un collectif composé de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), du Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert (CNAEMO), de la Ligue des droits de l'Homme (LDH), de l'Observatoire international des prisons (OIP), du Syndicat national des personnels de l'éducation surveillée - Protection judiciaire de la jeunesse (SNPES-PJJ), du Syndicat national des infirmières conseillères de santé (SNICS), du Syndicat national unitaire des médecins de l'éducation nationale (SUMEN), du Syndicat national des enseignants du second degré (SNES), de l'Union générale des syndicats de la pénitentiaire (UGSP-CGT), du Syndicat général de la police (SGP), du Syndicat de la magistrature (SM), du Syndicat national des psychologues (SNP), de Solidaire Unitaire et démocratique - Coordonner ensemble (SUD-CRC), du Syndicat national unitaire des assistantes sociales des fonctions publiques (SNUAS-FP).

Référence complète / complete reference

Délinquance juvénile et violences urbaines : résister à la vision policière et reconstruire un programme de prévention, in Collectif, Mineurs en danger… mineurs dangereux ! La colère de vivre, Paris, L'Harmattan, 2000, pp. 267-275.

 

 

 

Délinquance juvénile et violences urbaines :

résister à la vision policière

et reconstruire un programme de prévention

 

Laurent Mucchielli

 

 

A l’écoute des multiples interventions qui se sont succédées tout au long de ces trois demi-journées, à la tribune autant que dans la salle, j’ai constaté un certain malaise des professions d’encadrement représentées dans ce colloque, surtout chez les enseignants et les éducateurs. Il a été plusieurs fois question d’" identités professionnelles menacées ", de " sentiment d’impuissance ", de " sentiment d’être le dernier carré des anti-sécuritaires ", d’" absence de directives claires et de soutien de la hiérarchie " enseignante ou judiciaire, d’" insuffisance de dialogue entre les partenaires ". Si certaines interventions m’ont paru refléter en partie une certaine rhétorique syndicale, la plupart des témoignages exprimaient à n’en pas douter des sentiments parfaitement sincères. Et je voudrais dire rapidement pourquoi et comment je crois les comprendre au regard de l’évolution actuelle du traitement des questions de la délinquance juvénile et de la " violence urbaine ".

 

Bien identifier la vision policière qui tend à s’imposer depuis quelques années

 

Je ne partage pas les analyses manichéennes qui dénoncent l’américanisation de la société française et nous promettent que la construction de nouvelles prisons remplacera bientôt les politiques de la Ville et les politiques sociales. La France n’est pas l’Amérique. L’État social est loin de disparaître dans notre pays, par certains aspects il continue même à se renforcer à l’instar de la protection sociale. Mais cela n’empêche pas que, dans le même temps, nous assistons bel et bien depuis quelques années à une offensive sans précédent de la part des principales autorités policières et des ministres de l’intérieur qui se sont succédés depuis 1993 (Charles Pasqua, Jean-Louis Debré et désormais Jean-Pierre Chevènement qui, sur bien des points, prolonge la politique de ses prédécesseurs) pour imposer une vision globale des problèmes de délinquance juvénile et de " violence urbaine ". Cette vision s’appuie certes en partie sur un constat général connu de tous les acteurs ici présents : il est exact que, en particulier mais pas seulement dans et aux abords des quartiers populaires, les problèmes de déviance et de désordre classiquement posés par l’adolescence se sont accrus au cours des vingt dernières années ; il est exact que, dans certaines cités, des bandes ont parfois organisé en partie ces déviances et ce désordre ; il est exact que les conditions de travail des représentants de l’État (enseignants, travailleurs sociaux, policiers, pompiers, etc.) sont globalement devenues nettement plus difficiles. Pour autant, la vision policière qui prévaut aujourd’hui, relayée la plupart du temps par une presse souvent très complaisante et à la recherche des " titres à sensation ", n’en constitue pas moins un danger intellectuel, social et politique (1). En effet, cette vision s’approprie les constats rappelés ci-dessus pour mieux faire passer un discours général que l’on peut qualifier de catastrophiste dans sa présentation de l’ampleur du problème, d’ultra-simplificateur dans son analyse des manifestations du problème, d’ultra-stigmatisant dans son analyse des causes du problème et d’ultra-sécuritaire dans ses propositions de réponse au problème. Un mot sur ces quatre aspects.

 

Le discours policiers est catastrophiste dans sa présentation du problème. A grands coups de statistiques pourtant fort critiquables (2), on nous prévient que la délinquance juvénile a connu une véritable " explosion " depuis quelques années, que les auteurs sont " des enfants de plus en plus jeunes " et " qui n’ont plus aucun repères moraux ou sociaux ", qu’il existe ainsi une véritable " armée délinquante " dans nos banlieues. Au fond, ce discours n’est rien d’autre qu’une réactualisation de la peur des barbares de l’intérieur, des hordes sauvages prêtes à renverser l’ordre social. Et face à cela, le policier est présenté comme le dernier rempart de la République face au chaos social.

Le discours policier est ultra-simplificateur dans son analyse des manifestations du problème. Derrière la pseudo catégorie criminologique de " violence urbaine ", il pratique en réalité l’amalgame systématique entre des genres de délinquances pourtant très différents, et même des comportements comme les " incivilités " qui ne constituent pas des actes de délinquance au regard du droit pénal. La fameuse " échelle d’évaluation des violences urbaines " des Renseignements Généraux est emblématique de cet amalgame général. Elle range tous les types de délinquance constatables dans les quartiers dits difficiles le long d’une échelle de gravité comportant huit niveaux, depuis le crachat dans la rue et la petite pierre lancée contre un car de CRS jusqu’à l’émeute organisée en passant par le meurtre ou encore le grand trafic de drogue. Comme si tout cela avait le même sens ; comme si le gamin de 12 ans qui, aujourd’hui, crache et lance sa pierre sera forcément, demain, celui qui trafiquera l’héroïne et sera prêt à tuer pour cela. Quant aux émeutes urbaines, le principal soucis des policiers est d’empêcher la reconnaissance de leur responsabilité fréquente dans son déclenchement et d’empêcher la reconnaissance du caractère politique de cette forme de violence (ce qui la rendrait sinon excusable du moins compréhensible comme l’est généralement la violence des agriculteurs en colère par exemple). Le propos des policiers consiste alors à dire que ce sont les trafiquants qui déclenchent l’émeute pour éloigner les policiers et protéger leurs agissements crapuleux.

Le discours policier est ultra-stigmatisant dans son analyse des causes du problème. En effet, il désigne des responsables privilégiés de tous ces maux : les trafiquants de drogue, qui seraient généralement des étrangers ou des français issus de l’immigration, et pas n’importe quelle immigration : celle du Maghreb. Ainsi, selon eux, la cause centrale de tous les problèmes ce sont au fond les arabes qui trafiquent la drogue. S’ajoute de surcroît l’angoisse du terrorisme et son explication simplifiée et généralisée à travers l’histoire de Khaled Kelkal et des attentats de 1995 à Paris : ce serait la conséquence logique et inévitable de " l’islamisation des banlieues " et la promesse du fait que nous ne pourrons jamais dormir sur nos deux oreilles.

Le discours policier est enfin ultra-sécuritaire dans ses propositions de réponse au problème. Il est en cela logique avec lui-même : s’il n’y a qu’une différence de degré entre toutes les incivilités et toutes les délinquances, si, du fait de l’impunité dont ils jouissent, les auteurs des unes deviendront fatalement les auteurs des autres, alors il est logique de dire qu’il faut attaquer le mal à sa racine, prôner la " tolérance zéro ", l’emprisonnement immédiat et durable de tous les auteurs de violences petites ou grandes et de tous les trafiquants petits ou gros, etc. Le problème est que la conclusion repose logiquement sur une analyse qui, tout en s’appuyant sur certains aspects du réel, constitue une caricature que, pour ma part, je n’hésite pas à qualifier d’escroquerie intellectuelle et morale.

 

Résister à cette vision policière

 

Face à cette vision policière, il faut naturellement résister, chacun à sa façon et avec ses moyens (3).

Du côté des policiers, les syndicats ne sont pas tous sur la même " longueur d’onde " et l’on attend que d’autres voix se fassent davantage entendre pour promouvoir notamment une analyse plus sérieuse de l’évolution de la délinquance et une plus grande transparence sur la production des statistiques, une meilleure formation des policiers, une revalorisation du travail de police de proximité, l’acceptation d’une meilleure évaluation et d’un meilleur contrôle des pratiques afin de reconnaître et de limiter les situations d’engrenage qui conduisent à des dérives violentes et racistes dont les victimes ne sont pas nécessairement les jeunes qui causent les problèmes les plus graves.

Du côté des magistrats, il faut réclamer (comme l’ont bien fait à la tribune les animateurs de la matinée du samedi) davantage de transparence, d’indépendance et de cohérence dans la politique des Parquets, il faut se méfier de l’engrenage répressif auquel incitent généralement la hiérarchie policière et les Préfets notamment à travers la généralisation des Contrats locaux de sécurité, il faut toujours veiller à une bonne coordination avec les services de la PJJ afin de ne jamais perdre de vue le fait que l’on se trouve face à un individu singulier dont l’avenir n’est jamais déterminé à l’avance une fois pour toute, qui est titulaire de devoirs mais aussi de droits, dont la compréhension de ce qui lui arrive est centrale pour son évolution future.

Du côté des enseignants et des éducateurs, il faut défendre non pas simplement des " identités professionnelles menacées " mais surtout ce qui constitue leurs fondements c’est-à-dire les missions de service public qui sont les leurs : l’égalité des chances pour les uns, la protection de l’enfance pour les autres. Dans cette optique, les acteurs présents ont dit l’essentiel lors du colloque, à savoir qu’il faut conserver l’intérêt de l’enfant au centre de toutes les discussions et de toutes les décisions, fussent-elles des sanctions scolaires ou judiciaires.

Quant aux journalistes (que l’on a hélas guère vus), sensés être des observateurs extérieurs chargés de témoigner du cours de la vie sociale, il leur appartient de résister à la tentation de croire que les faits ou les chiffres " parlent d’eux-mêmes ", de verser dans des explications généralisantes et simplificatrices sur la responsabilité des uns ou des autres, de ne pas faire l’effort d’analyser l’état des relations sociales qui sous-tend les conflits et les transgressions, de se faire les porte-parole naïfs des préoccupations sécuritaires parfois purement électoralistes des gouvernements et des élus locaux.

 

Au delà de la résistance, repenser la prévention et reconstruire son programme

 

Je veux dire enfin pourquoi, à mon sens, il ne suffit pas de dénoncer la vision policière, de vilipender de façon générale la " violence institutionnelle " ; pourquoi il faut aussi et surtout être capable de proposer une alternative, des contre-propositions découlant d’une autre vision des choses.

Nous nous trouvons en effet face à une vision sécuritaire du monde social qui est forte de sa cohérence. Elle énonce des valeurs (les fameuses " valeurs républicaines " chères à l’actuel ministre de l’intérieur), elle propose un diagnostic de la situation, elle désigne des coupables et elle propose des remèdes. C’est donc tout un système dont on ne doit pas se contenter de critiquer tel ou tel aspect, mais qu’il faut au contraire d’une part dénoncer en tant que système, d’autre part contrebalancer en lui opposant un autre système. Et cet autre système quel peut-il être ? Encore une fois, je crois qu’il ne suffit pas de dire ce qui est pourtant la pure vérité, à savoir que l’augmentation de la délinquance n’est qu’un symptôme de crises générales (crise du salariat, crise des systèmes moraux traditionnels, redéveloppement des inégalités sociales et générationnelles, ghettoïsation de certains quartiers, inquiétude généralisée quant à l’avenir, etc.) que traverse la société française. Cela ne suffit pas car, de l’autre côté, on pourra toujours s’entendre répondre quelque chose du genre : " Vous avez peut-être raison, mais en attendant il faut bien traiter les problèmes concrets et nous les connaissons bien alors laissez-nous faire notre travail de maintien de l’ordre ". Par conséquent (cela vaut d’abord pour les intellectuels mais aussi en l’occurrence pour de nombreux syndicalistes), il faut être suffisamment lucide pour ne pas s’installer confortablement dans une position de refus-retrait en rejetant en bloc le dialogue institutionnel, en menaçant de bloquer autant qu’on le peut tel ou tel fonctionnement. Pour caricaturer un peu les choses je dirais que faire la grève n’a de sens que si cela a pour but d’ouvrir un dialogue jusqu’alors refusé et de se faire reconnaître comme acteur à part entière d’un problème, mais cela ne sert pas à grand chose sur le fond si cela vise simplement à exprimer son désaccord avec une politique. Je crois qu’il faut sortir de la position " résistancielle ", être davantage conquérant en opposant à la vision sécuritaire des problèmes une autre vision globale (avec elle aussi ses principes, ses diagnostics et ses remèdes), articulée autour du concept de prévention.

 

En effet, et je terminerai sur cette idée, je constate que tout se passe un peu comme si, à force d’entendre les discours catastrophistes que martèlent les médias et beaucoup de responsables politiques de tous les bords, l’idée même de prévention tendait à disparaître. Tout se passe un peu comme si ceux-là mêmes qui devraient porter naturellement cette idée n’y croyaient plus ou bien n’osaient plus en parler, à force de s’entendre dire que la prévention serait une solution " dépassée " qui aurait fait la preuve de son inefficacité. Je crois au contraire qu’il est urgent de relancer une réflexion générale sur la prévention et la protection de l’enfance, de réfléchir de nouveau à ses fondements intellectuels et moraux, d’évaluer nos connaissances en ce domaine, d’évaluer nos fonctionnements institutionnels au-delà de toutes les sensibilités corporatistes (de pouvoir ainsi examiner notamment dans le détail la situation très déficitaire de la prévention à l’école, rediscuter le fonctionnement de tous les modes de suivis socio-éducatifs, mettre à plat la question de la police de proximité, discuter également d’une justice de proximité, accepter de parler des peines privatives de liberté et ne pas s’estimer satisfait d’avoir simplement crié que cela ne devrait pas exister [4]), tout cela afin d’entamer la reconstruction générale de la politique de prévention. Cette politique est en effet la seule véritable réponse que des acteurs responsables et qui croient en ce qu’ils font peuvent défendre intellectuellement, moralement et politiquement. La prévention est la seule politique sociale générale qui puisse prétendre mobiliser tous les acteurs institutionnels et même tous les citoyens autour d’un espoir en des relations sociales moins destructrices des potentialités de l’être humain. N’est-il pas temps de se relever pour le dire haut et fort ? Ne devrions-nous pas, à l’issue de ce colloque, prendre d’autres rendez-vous pour réfléchir et agir en ce sens ?

 

 

Notes

 

  1. Pour s’imprégner de cette vision policière on pourra notamment se reporter aux livres du commissaire Richard Bousquet (Insécurité : nouveaux risques. Les quartiers de tous les dangers, L’Harmattan, 1998, puis Insécurité : nouveaux enjeux. L’expertise et les propositions policières, L’Harmattan, 1999, ouvrages qui développent la substance d’un rapport du Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale [SCHFPN] intitulé " La cité interdite ? ") ainsi qu’au très regrettable " Que-Sais-Je ? " de A. Bauer et Xavier Rauffer (Violences et insécurité urbaine, PUF, 1998 ; voir notre critique sur ce site). Pour une critique détaillée de cette vision, je me permet de renvoyer à deux de mes articles récents : " Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués de la France des années 90 ", Actuel Marx, 1999, n°26, p. 85-108 (voir ce texte sur ce site) ; " L'expertise policière de la ‘violence urbaine’ : analyse critique de sa construction, de son contenu et de ses enjeux ", Déviance et Société, 2000, n°4 (à paraître).
  2. Qu’il s’agisse des statistiques de police classiques ou bien de celles, très récentes, fabriquées par les Renseignements Généraux sous la direction de la commissaire Lucienne Bui-Trong, il ne faut jamais oublier qu’elles reflètent non pas l’évolution de la délinquance en général mais seulement l’évolution de la délinquance traitée par la police. Autrement dit, face à l’augmentation d’une catégorie de faits, on doit toujours se demander si ce sont les faits qui augmentent ou bien si ce sont les policiers qui ont accru la répression de cette catégorie de faits. Et en l’occurrence, il est probable qu’il y a au moins autant de l’un que de l’autre.
  3. Je relève un certain nombre d’enjeux qui sont à mon sens apparus en filigrane du colloque. Mais je le fais naturellement de façon non exhaustive et dans la limite de mes connaissances actuelles. Toute personne qui voudrait bien me transmettre davantage d’informations serait la bienvenue.
  4. De ce point de vue, certaines interventions lors du colloque m’ont paru très problématiques. En effet, si l’on refuse de parler de la prison sous prétexte qu’elle ne devrait exister, alors comment veut-on améliorer la vie des détenus et préparer leur sortie  ? Il me semble que cette position consiste à s’octroyer un confort mental particulièrement irresponsable.

 

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