La déviance : normes, transgression et stigmatisation

Deviance : norms, transgression and stigmatization

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Sujet / subject

Un petit article de synthèse sur les théories en sociologie et psychosociologie de la déviance / A short and synthetic text on theories in sociology and psychosociology of deviance.

Référence complète / complete reference

La déviance : normes, transgression et stigmatisation, Sciences Humaines, 1999, n° 99, pp. 20-25.

 

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Texte intégral / text in full

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Selon l’édition en cours du célèbre dictionnaire usuel Petit Robert, " Déviance " est un mot d’usage très récent (les années 1960) qui, dans son sens psychologique, signifie " Comportement qui échappe aux règles admises par la société ". Plus précisément, " Déviant(e) " est l’adjectif qui désigne la " personne dont le comportement s’écarte de la norme sociale admise ". De fait, pour qu’une situation de déviance existe, il faut que soient réunis trois éléments :

- l’existence d’une norme

- un comportement de transgression de cette norme

- un processus de stigmatisation de cette transgression

Trois champs de recherches s’ouvrent ainsi pour les sciences humaines, impliquant le droit, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la psychologie (1). Les connaissances mobilisables sur cet objet transdisciplinaire sont donc particulièrement vastes. On présentera seulement ici les principales idées qui les organisent.

 

1. Les déviances sont définies par des normes

 

La catégorie " la déviance " est-elle suffisamment homogène pour signifier quelque chose en elle-même ? On peut en douter. Certes, chacun peut immédiatement citer une liste de comportements déviants. Pourtant il n'y a pas de rapport direct entre le vol, l’homicide, le manquement à la politesse ou aux convenances, la conduite dangereuse, l'habillement excentrique et la consommation de drogue. De plus, ce qui est aujourd’hui regardé comme déviant a pu, à un autre moment de l’histoire, ne pas l’être (encadré 1). En réalité, le point commun de tous ces comportements est indirect : c’est le fait qu’ils sont tous condamnés par différentes normes sociales, reconnues ou pas par le droit, partagées à des degrés divers dans les différents groupes sociaux qui composent une société à un moment donné de son histoire (2).

Cette définition de la déviance par son rapport aux normes donne au sujet sa véritable ampleur. En effet, pratiquement toute notre vie sociale est organisée par des normes. Nous apercevons aisément celles qui sont le plus contraignantes, celles dont l’infraction entraîne une sanction juridique. Mais la définition du Bien et du Mal n’est pas le monopole du droit. Il existe une foultitude de normes sociales non moins impératives quoique non juridiques. Les normes familiales peuvent s’imposer par exemple aux enfants sans même avoir jamais été énoncées. Et leur non respect peut entraîner des sanctions physiques mais aussi psychiques : la plus banale est sans doute le sentiment de culpabilité. De même, dans la vie sociale de tous les jours et dans la vie professionnelle, il existe des choses qui " se font " et d’autres qui " ne se font pas " dont la sanction peut être autant voire plus dissuasive encore. La crainte de perdre sa réputation (donc la confiance de ses clients, de ses collègues ou de ses électeurs) peut par exemple être une menace beaucoup plus efficace que la sanction juridique. Enfin, il existe une infinité de normes sociales moins contraignantes mais qui nous conditionnent autant sinon davantage. En effet, selon la situation dans laquelle nous nous trouvons, nous adaptons consciemment ou inconsciemment notre façon de parler et de nous vêtir, nous contrôlons différemment nos gestes, nous exprimons ou nous n’exprimons pas tel ou tel sentiment (la joie, la colère, la surprise, le désir). Selon que nous sommes à une réception officielle ou à un déjeuner en famille, ou encore avec des camarades d’enfance, nous n’avons pas exactement le même comportement parce que les normes de ces groupes et de ces situations sont différentes.

  

Encadré : la relativité historique des normes

 

Les mentalités évoluent, chacun le sait bien. Les modifications de normes dues aux progrès techniques ou à l’évolution des croyances religieuses et politiques proclamées sont flagrantes. Mais derrière ces processus très généraux, on peut apercevoir des évolutions qui touchent à des comportements que nos ancêtres pouvaient croire " naturels " et qui pourtant se révèlent être des normes qui ne s’imposaient à eux qu’en vertu d’une représentation construite par la société. Ainsi, dans nos sociétés occidentales, il y a encore seulement un siècle ou deux, la remise en cause de la suprématie sociale, morale, juridique (propriété, mariage, succession, etc.) et intellectuelle des hommes sur les femmes était une déviance intolérable tandis que c'est aujourd'hui son affirmation qui l'est. L’avortement était un crime jugé particulièrement immoral et sévèrement puni tandis que l'on réprime aujourd'hui les catholiques intégristes qui contestent la liberté d'avorter (3). L’homosexualité était considérée comme une perversion haïssable et méritant de sévères châtiments tandis que c'est aujourd'hui une revendication identitaire largement perçue comme légitime et sans doute bientôt reconnue par le droit (4). La mendicité était un délit qui pouvait conduire un clochard aux travaux forcés à vie dans un bagne tandis qu'elle fait aujourd'hui l'objet d'une compassion et d'une prise en charge croissantes (5). L’obéissance des enfants était une obligation indiscutable et les punitions corporelles la sanctionnaient légitimement en famille comme à l’école tandis que le non respect du " droit de l'enfant " est aujourd'hui regardé comme un abus d'autorité odieux (6).

Inversement, l’évolution des sociétés modernes conduit à pénaliser des comportements jadis tolérés voire considérés comme normaux : certaines formes de corruption, certaines formes d’atteinte à l’environnement (chasse, pollution automobile, pollution agricole), certaines formes de violences " morales " (le harcèlement sexuel simplement oral, le propos raciste, et peut-être bientôt ce que les Américains appellent le political correctness, cette sanction informelle de l’individu qui prononce certains mots tabous ou qui ne prononce pas certaines formules rituelles s’agissant du respect des femmes, des minorités raciales, de certaines règles de politesse, etc. [7]).

Enfin, l’évolution des normes sanitaires conduit aussi à pénaliser certaines pratiques très ordinairement répandues comme l’acte de fumer. Aujourd’hui, l’individu qui allume une cigarette dans un hall de gare est un délinquant puisqu'il enfreint la loi. Il y a à peine quelques années, dans la même situation, il était un individu parfaitement normal. Certes, la mise en pratique de cette interdiction est aujourd'hui très négociée et l'infracteur est simplement prié d'éteindre sa cigarette, mais il est probable que, dans vingt ou trente ans, la sanction automatique aura remplacé la recommandation bienveillante de la même façon que notre société réprime aujourd'hui fortement la conduite en état d'ébriété qu'elle tolérait jadis (8).

 

 2. Reconnaissance et stigmatisation des déviances

 

Dans les années 1950, Edwin Lemert a donné à l’étude de la déviance un programme comportant d’une part l’étude de la déviance primaire (la transgression de la norme), d’autre part l’étude de la déviance secondaire (la reconnaissance et la qualification de cette déviance par une instance de contrôle social). C'est à ce deuxième volet que se sont consacrés les sociologues américains dits de la " seconde école de Chicago " ou encore de la " théorie de la stigmatisation " (outre Lemert, il s’agit en particulier de Erving Goffman et Howard Becker (9), ainsi que de Aaron Cicourel et de Harold Garfinkel). Ils ont montré qu’une déviance reconnue comme telle suppose un processus de désignation ou de stigmatisation. Ce processus peut se faire de façon formelle ou informelle. Le simple détournement du regard ou du corps constitue une stigmatisation. Dès lors, le contrôle de son image est un enjeu crucial et Goffman attire notre attention sur les innombrables adaptations que nous réalisons pour nous conformer à ce que les personnes avec lesquelles nous interagissons attendent de nous. Selon ces sociologues, la déviance n’est ainsi qu’un rôle endossé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres. Et, s’il persiste, ce rôle peut entraîner une modification de la personnalité de l’individu ainsi qu’une modification de ses relations sociales. Il entre alors progressivement dans une " carrière " de déviant. Les chercheurs ont ainsi décrit l’entrée dans les carrières de délinquants, de toxicomanes, de prostituées, de malades ou d’handicapés mentaux, de sans-abri et plus simplement d’assistés sociaux. En France, ces propositions ont eu beaucoup d'influence à partir des années 1970 et les sociologues se sont également intéressés avant tout à la stigmatisation et au contrôle social des déviances (10). De sorte que toutes ces recherches sociologiques ont laissé largement ouverte la première partie du programme de Lemert : la déviance primaire. En effet, s’ils expliquent bien comment une transgression est repérée, stigmatisée par la société et intériorisée par l’individu déviant lui-même, ces sociologues ne disent généralement pas pourquoi, à tel moment, dans telles conditions, tel individu ne présentant aucune singularité physique a transgressé une norme. Il faut alors se tourner vers les théories de la transgression qui ont une longue histoire.

 

3. Le préjugé de l'anomalie individuelle

 

Depuis le 18ème siècle au moins, les scientifiques ont reproduit le préjugé selon lequel un individu déviant socialement ne pouvait être qu’un individu anormal biologiquement. Toute la vision évolutionniste de la culture occidentale le prédisait : à l'opposé de la civilisation raffinée, le criminel, la prostituée, le clochard, l'alcoolique, le fou ne pouvaient être que des erreurs de la nature incapables d'accéder à une vie normale et logiquement rejetés par la société. Ce préjugé naturaliste a totalement dominé la compréhension de la déviance jusqu'au début du 20ème siècle (11). Par la suite, d'autres types d'explication sont venus le concurrencer, mais il n'a jamais disparu. Dans l'entre-deux-guerres, tout d'abord, l'explication biologique atteint son apogée avec l'eugénisme. Dès le début du siècle, c'est au États-Unis que sont mises en oeuvre les premières lois de stérilisation massive des déviants, même si c'est l'Allemagne nazie qui poussera le plus loin cette entreprise de " purification biologique " en euthanasiant ou en stérilisant plus de 600 000 délinquants, malades mentaux, prostituées et clochards (12). En France, le courant eugéniste rencontrera de nombreuses résistances et ne parviendra pas à s'imposer malgré le soutien de certains des plus grands médecins de l'époque (notamment les deux Prix Nobel Charles Richet et Alexis Carrel) (13). Enfin, dans les années 1960, le préjugé naturaliste va retrouver un nouveau souffle dans le monde médical, grâce aux promesses de développement de la recherche génétique qui vont pousser nombre de savants à postuler l'existence d'un gène du crime ou d'un gène de l'alcoolisme par exemple. Pourtant, malgré des effets d’annonce importants et de coûteuses études sur de grands échantillons de population, ces biologistes n’ont jamais réussi à démontrer ni qu’une part significative de la population criminelle ou alcoolique présentait des anomalies génétiques, ni même que, chez les individus qui en présentaient, ces anomalies étaient nécessairement la cause du comportement incriminé (14). Enfin, toutes ces études présentent le très grand danger de perpétuer des catégories de déviance sans rapport avec la réalité concrète. Un meurtre n'est pas un viol, ni un cambriolage, un braquage ou un incendie volontaire. Ces comportements ont chacun des logiques et des significations propres. Dès lors, parler de " gène du crime " n'a aucun sens.

Surtout dans les années 1950 et 60 pour ce qui concerne le crime, mais parfois jusqu'à nos jours pour d'autres déviances, le préjugé de l'anomalie individuelle a également poussé des psychiatres et des psychologues à rechercher des traits caractéristiques de la personnalité qui engendrereraient fatalement les comportements déviants. Or, à l'image de la " personnalité criminelle ", les prétentions généralisantes de ces théories se heurtent à leur tour à de graves objections empiriques. Aussi les recherches en psychopathologie se concentrent-elles aujourd'hui essentiellement sur les délinquants sexuels. Hormis ces cas très particuliers de comportements criminels, c'est donc surtout vers les approches sociologiques que l'on se tourne pour comprendre le phénomène criminel dans sa généralité.

 

4. Théories sociologiques de la transgression

 

Par commodité, on peut ranger la plupart des théories sociologiques de la transgression en trois grands types d'approches (15).

 

* Les approches culturalistes

La criminalité fut le principal thème de travail des sociologues dits de l'" École de Chicago " (16). Dans les années 1920 et 1930, toute une série de travaux fondateurs mettent notamment en évidence le rôle de l'acculturation des migrants, la formation et le développement des bandes de délinquants (les " gangs " étudiés par Frédéric Thrasher en 1924) et l'effet de la ségrégation urbaine. On qualifie souvent ces travaux en parlant d'approches d'" écologie urbaine " parce que l'analyse de la structure urbaine est au coeur de celle des relations sociales. Néanmoins, c'est autour du concept de culture que tournent les trois notions centrales émergeant de l'ensemble de ces recherches :

– la désorganisation sociale. Cette notion est classique depuis la parution de l'ouvrage fondateur de William Thomas et Florian Znaniecki (Le paysan polonais, 1910). Pour eux, les très nombreux migrants qui débarquent régulièrement aux États-Unis sont concentrés dans des quartiers pauvres, forcés de cohabiter avec d'autres groupes culturels et confrontés de surcroît aux contradictions qui surgissent entre la culture d'origine de leur communauté et la culture américaine individualiste. Cette tension et ces contradictions affaiblissent les normes et les solidarités, elles créent une ambivalence et une incertitude morales qui facilitent la transgression. Incontestable dans sa généralité, cette théorie semble cependant postuler trop rapidement que la situation d'acculturation fabrique automatiquement des individus sans repère normatif.

– le conflit de cultures. À partir des mêmes constats sur la situation sociale et ethnique des villes américaines, certains auteurs ont proposé une autre explication. Plutôt que de penser le choc de cultures très différentes en termes de contradictions perturbantes, ils l'analysent en terme de conflits ou de choix exclusifs. En 1938, Thorsten Sellin systématise la notion de conflit de cultures (c'est-à-dire conflit de normes), soulignant que la déviance provenait de la coexistence d'une culture valorisant ou tolérant une pratique interdite par l'autre culture. Cette définition est cependant étroite. Dans les années 1950, Albert Cohen proposera de l'élargir pour inclure non seulement les normes traditionnelles transmises dans la famille, mais aussi les normes instituées par les adolescents dans des groupes de pairs en réaction contre la domination. Cette théorie explique le fait qu'un individu commette un acte interdit par la culture dominante comme par la culture traditionnelle mais valorisé par la sous-culture adolescente.

l’éducation déviante. Dans les années 30, avec un manuel qui restera longtemps la principale référence en criminologie (17), Edwin Sutherland élabore le modèle de " l'association différentielle ", que nous appelons plus clairement l'éducation déviante. Pour lui, la déviance ne résulte pas d'un manque ou d'un conflit mais tout simplement d'un apprentissage. Il pose notamment en principes que : " le comportement criminel est appris dans l'interaction avec d'autres personnes par un processus de communication. Une part essentielle de cet apprentissage se déroule à l'intérieur d'un groupe restreint de relations personnelles. Cet apprentissage inclut : a) l'apprentissage de techniques de commission de l'infraction, b) l'adoption de certains types de motifs, de mobiles, de rationalisations et d'attitudes ". Cette théorie banalise le comportement délinquant qui " met en jeu les mêmes mécanismes que ceux qui sont impliqués dans tout autre apprentissage ". Quant à la question de savoir pourquoi tel individu choisit un apprentissage déviant plutôt que conformiste, Sutherland revient aux explications culturalistes précédentes en disant que le comportement déviant est choisi lorsque la loi est mal considérée par l'individu, autrement dit lorsque l'individu se trouve dans une situation de décalage culturel.

La théorie de Sutherland possède une grande force d'explication. En effet, de nombreuses carrières criminelles supposent l'acquisition d'un savoir-faire et s'accompagnent d'une sorte d'" idéologie professionnelle ". En outre, cette théorie a le très grand mérite de fonctionner aussi bien avec la délinquance ordinaire (vol, recel, trafics divers, fabrique de fausse monnaie, etc.) qu'avec la délinquance des élites (fraude, corruption, abus de confiance, non respect de la concurrence, etc.) dont pratiquement toutes les autres théories se désintéressent.

 

* L'approche inégalitariste

Dès la fin des années 30, les sociologues américains ont commencé à s'interroger plus avant sur le rôle des inégalités sociales, en reléguant au second plan celui des cultures d'origine. Robert K. Merton est l'un des premiers à comprendre l'importance du décalage entre les aspirations à la réussite sociale qu'encourage l'idéologie individualiste des sociétés modernes et la réalité des inégalités sociales (et raciales) qui, en réalité, n'offrent pas les moyens d'y parvenir à chacun. Partant de là, Richard Cloward et Llyod Ohlin feront ensuite de cette idée de frustration un véritable mécanisme général. Au demeurant, cette démonstration sociologique de l'importance du sentiment d'injustice subie chez les délinquants et les criminels recoupe les observations pionnières du criminologue belge Étienne De Greeff qui, dans les années 30, fut l'un des premiers à les interroger sur leurs vécus. Ces constats sont toujours valides. Par exemple, ce mécanisme est souvent cité pour comprendre la délinquance des jeunes des quartiers pauvres, exclus de la réussite sociale et se sentant souvent victimes du racisme et de la " mauvaise réputation " de leurs cités.

 

* Les approches dites " rationnelles " ou " stratégiques "

Il est souvent difficile de savoir ce qu'il faut entendre par la " rationalité de l'acteur ". S'il s'agit simplement de dire que les individus ne sont pas des automates inconscients, qu'ils agissent généralement avec des motifs précis et en s'adaptant au contexte, on voit mal qui pourrait aujourd'hui le contester. Mais cela suffit-il à expliquer la transgression des normes ? Certes, il est prouvé que le délinquant fait des choix sur tous les plans de sa vie, anticipe des effets probables de ses actes et de ses paroles, apprend des techniques, etc. En cela ce sont des individus parfaitement ordinaires et c'est logiquement que, en agissant sur le contexte immédiat des actes délinquants, on en réduit ou en augmente le nombre. Les approches " stratégiques ", les théories de l'" occasion " ou de l'" opportunité " criminelle, ont ainsi expliqué nombre d'évolutions de la délinquance et justifié une forme de prévention dite " situationnelle ". Pour autant, deux questions restent insolubles avec cette théorie. La première est celle des actes (notamment certaines violences interindividuelles) où l'affectivité est dominante dans la conduite de l'auteur. La seconde question est : l'occasion suffit-elle à faire le larron ? Autrement dit, a-t-on expliqué pourquoi certains individus s'engagent dans la déviance lorsque l'on a dit qu'ils y développent par la suite une vie sociale et s'y comportent souvent de façon réfléchie ? En réalité, la rationalité de la conduite paraît évidente a posteriori, lorsque l'individu s'est adapté à son mode de vie déviant, mais le " choix " initial de la transgression demeure inexpliqué. Prenons un exemple très simple : si nous nous dissimulons à un carrefour situé en pleine campagne et avec une parfaite visibilité (permettant de repérer les autres véhicules ainsi que d'éventuels gendarmes), nous observons que, avec les mêmes données matérielles (même voiture, dans le même état, etc.) et les mêmes données humaines (même âge du conducteur, même nombre de passagers, etc.), certains chauffeurs vont marquer le Stop avant de traverser la route tandis que d'autres vont simplement ralentir ou même continuer au même rythme sans se soucier de la signalisation. Pourquoi ces différences d'attitudes ? On comprend ici que le rapport psychologique aux normes que cette situation pourtant anodine implique n'est pas aussi simple que le postule la théorie de l'acteur rationnel.

 

5. Synthèse et perspectives

 

Quelle attitude constructive adopter face aux dizaines de théories que la plupart des manuels présentent aux étudiants telles quelles, à la suite, comme dans un catalogue de vente ? Plutôt que d'inciter à se ranger dans le camp de telle ou telle école, on peut suggérer trois principes propres à maintenir éveillé l'esprit critique :

1– Puisque nous avons insisté sur le fait que " la déviance " ou même " la délinquance " sont des catégories abstraites qui n'ont pas d'unité du point de vue des comportements, il faut insister de la même manière sur le fait qu'aucune théorie n'est généralisable à l'ensemble des transgressions. Bien souvent, une théorie ne vaut que pour un comportement précis, ou bien explique une attitude plus générale mais qui n'est qu'un aspect du processus de transgression.

2– Contrairement à ce que les querelles d'écoles ou de chapelles laissent souvent penser, ces théories ne sont donc pas nécessairement incompatibles entre elles. Reprenons l'exemple de la petite délinquance juvénile (souvent appelée de nos jours " violence urbaine "), consistant notamment en vols de voitures et conduite sans permis, incendies de véhicules, " caillassage " de voitures de police ou même de bus. La théorie inégalitariste explique bien l'origine profonde de ces comportements qui se produisent dans les quartiers les plus pauvres de nos villes. La théorie de la désorganisation sociale vaut également car si le sentiment d'injustice des jeunes de ces quartiers ne trouve pas d'autres moyens de s'exprimer, c'est souvent que les milieux sociaux dans lesquels ils vivent manquent de repères idéologiques et de structures de contestation politique traditionnelle. La théorie élargie du conflit de cultures peut également être mobilisée pour décrire le fait que ces bandes possèdent leurs propres normes, codes et rites, une sous-culture souvent appelée la " culture de rue ". La théorie de l'éducation déviante est également nécessaire car, lorsque les transgressions commises nécessitent des techniques, celles-ci sont apprises dans le groupe de pairs, de même que les justifications, le " discours " sur la société que tiennent ces jeunes. Enfin, pour décrire certains aspects de leur mode de vie, pour analyser dans le détail leurs passages à l'acte, pour comprendre comment ils perçoivent les sanctions éventuelles, la théorie stratégique ou rationnelle est souvent opératoire.

3– Enfin, si les théories du déterminisme individuel ont échoué à expliquer la plupart des comportements déviants, il n'en demeure pas moins vrai que toutes les théories sociologiques ont la même limite : elles expliquent bien pourquoi une déviance apparaît à tel endroit et prend telle forme dans une société, mais elles n'expliquent pas pourquoi, dans des conditions de vie apparemment similaires, tel individu transgresse une norme tandis que tel autre ne le fait pas. Certes, psychologues et sociologues ont depuis longtemps avancé l'argument des carences familiales, mais il soulève la même objection : tous les enfants de milieux défavorisés dont les parents s'occupent peu ou mal ne deviennent pas automatiquement des délinquants. Autrement dit, toutes les variables évocables échouent à elles seules à expliquer un phénomène dont il faut admettre qu'il ne dépend pas d'une seule cause. Comment dès lors démêler l'écheveau des causes qui conduit un jour un individu à la transgression ? La meilleure méthode qui permette d'y parvenir est celle des histoires de vie : ce n'est qu'en reconstituant avec lui la biographie la plus complète d'un individu que l'on peut espérer comprendre l'enchaînement des interactions et des événements qui l'ont marqué et l'ont prédisposé à telle ou telle transgression.

 

 

Notes

 

  1. Ainsi que la criminologie qui n’est pas une discipline scientifique autonome en France (elle demeure une annexe du droit pénal) mais qui l’est dans de nombreux autres pays occidentaux.
  2. Cf. aussi de nombreux exemples in Ph. Robert, F. Soubiran-Paillet, M. van de Kerchove, eds., Normes, normes juridiques, normes pénales, L’Harmattan, 1998, 2 vol.
  3. Cf. par exemple G. Duby, M. Perrot, dir., Histoire des femmes, Paris, Seuil, 5 vol. ; Y. Knibielher, La révolution maternelle depuis 1945, Perrin, 1997.
  4. M. Lever, Les bûchers de Sodome. Histoire des " infâmes ", Fayard, 1985.
  5. J. Damon, Des hommes en trop. Essai sur le vagabondage et la mendicité, Editions de l’Aube, 1995.
  6. J.-C. Caron, A l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXème siècle, Aubier, 1999.
  7. Cf. C. Haroche, La codification des comportements et des sentiments dans la Political correctness, Revue française de sciences politiques, 1995, 3, p. 379-395.
  8. Sur l'histoire du code de la route, Cf. C. Pérez-Diaz, G. Kellens, éds., Le contrôle de la circulation routière dans les pays de la CEE, L'Harmattan, 1997.
  9. Cf. les traductions : E. Goffman, Asiles, Minuit, 1968, et Stigmate, Minuit, 1975 ; H. Becker, Outsiders, Métaillé, 1985.
  10. Un panorama de ces recherches dans L. Mucchielli, Les champs de la sociologie pénale. Vingt ans de recherches et de débats, Déviance et société, 1999, 1, p. 3-40.
  11. Cf. L. Mucchielli, dir., Histoire de la criminologie française, L’Harmattan, 1994 ; M. Renneville, La médecine du crime (1785-1885), Presses du Septentrion, 1997.
  12. B. Massin, La science nazie et l'extermination des marginaux, L'Histoire, 1998, 217, p. 52-59.
  13. L. Mucchielli, Utopie élitiste et mythe biologique : l'eugénisme d'Alexis Carrel, Esprit, 1997, 238, p. 73-94.
  14. Cf. par exemple A. Cerclé, L'alcoolisme, Flammarion, 1999 (" Dominos ").
  15. Pour un panorama plus complet, cf. A. Ogien, Sociologie de la déviance, Armand Colin, 1995.
  16. Cf. A. Coulon, L'école de Chicago, PUF, 1992 (" Que-Sais-Je ").
  17. Cf. E. Sutherland, D. Cressey, Principes de criminologie, trad. Cujas, 1966.

 

 

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