Dominique Duprez, Michel Kokoreff,
Le monde de la drogue. Usages et trafics dans les quartiers,
Paris, Odile Jacob, 2000, 393 pages, 149 FF.
En l’espace d’une quinzaine d’années, la question des drogues est devenue centrale dans l’analyse de l’évolution de la délinquance et de son contrôle. Les spécialistes attendaient donc avec intérêt la parution de ce livre et, globalement, ils ne seront pas déçus. La force de conviction de ce travail tient avant tout à la qualité et à l’ampleur de son information, caractéristiques qui découlent d’une position méthodologique consistant à poser les questions de la consommation et de l’usage de drogues en terme de " carrière ", ce qui amène à " prendre en considération les systèmes de valeurs, les interactions, le rapport à l’environnement et aux institutions, les dispositions sociales, physiques et culturelles des individus " (p. 225).Dans ce but, les auteurs ont, durant plusieurs années, utilisé les ressources de différentes méthodes. A partir de deux sites choisis dans les agglomérations parisienne et lilloise, ils ont d’une part étudié le processus pénal, procédant à l’étude de 53 affaires (impliquant quelque 300 personnes), ainsi qu’à des entretiens avec les professionnels concernés, et à l’observation in situ des pratiques policières. D’autre part, ils ont réalisé une étude des carrières dans la consommation et le trafic à partir d’une cinquantaine d’entretiens (" récits de carrières "), dont les deux tiers réalisés en prison, complétés là aussi par quelques observations sur le terrain (p. 35-36) (1).
Forts de cette capacité à combiner différentes méthodes, les auteurs ont situé leur travail dans trois problématiques générales : 1/ l’analyse des pratiques sociales de la drogue, 2/ l’analyse de la drogue comme marché et comme source de revenu, 3/ l’analyse des politiques publiques locales de la drogue (c’est-à-dire les contrôles policier et judiciaire). Au point de rencontre de ces trois axes se place l’objet de ce livre : l’analyse des carrières liées à l’usage et au trafic de drogues principalement dans les quartiers pauvres (2).
Dans une première partie, Duprez et Kokoreff décrivent la genèse de la situation et de la structure des quartiers populaires de la France contemporaine, ces quartiers que l’on désigne tour à tour comme " difficiles ", " sensibles ", " relégués ", etc. Certes, le taux de chômage n’est pas uniforme, la composition démographique non plus, ni la forme et l’ancienneté de la présence de la délinquance. Les auteurs soulignent cependant que ces quartiers pauvres se ressemblent d’une part dans leur mentalité : il y règne une " culture de l’exclusion " qui cache une " crise identitaire " (p. 42-52), d’autre part dans leur nécessité de survivre économiquement. Cette nécessité a encouragé le développement de la délinquance depuis longtemps mais de façon très diverse. L’" histoire locale " paraît ici déterminante (p. 58sqq). Il faut bien en effet expliquer pourquoi le trafic s’organise dans tel quartier et non dans tel autre qui lui ressemble pourtant beaucoup. Les auteurs proposent deux explications. La première est l’antériorité de l’économie informelle, qui s’accompagnerait d’une transmission intergénérationnelle d’une habitude de l’économie souterraine, même si ce n’était guère plus que de la débrouillardise, du petit vol et du petit recel. La seconde est le renforcement du fonctionnement en réseaux familiaux liés au peuplement, d’où la possibilité de voir les trafics se déplacer assez facilement. Cette seconde interprétation nous a semblé moins convaincante. Quoi qu’il en soit, le fait est que l’héroïne serait arrivée dans les quartiers de l’agglomération parisienne entre 1975 et 1980, environ dix ans plus tard à Lille et à Marseille.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les auteurs passent à l’analyse des carrières de consommation et de trafic, les deux étant bien distinguées.
L’analyse des carrières de consommation les amène à insister sur la diversité des usages sociaux des drogues. Trois types de carrières, présentées à travers trois études de cas, se dégageraient des entretiens : 1/ la trajectoire marquée par des difficultés familiales, la solitude, l’enfoncement progressif dans la dépendance à l’héroïne et dans la délinquance, 2/ la trajectoire sans accident biographique particulier, marquée par un apprentissage collectif de la drogue, la dépendance puis la nécessité de voler pour payer la drogue, 3/ les carrières féminines (p. 116-133). Avouons que nous avons du mal à suivre ici les auteurs. Tout d’abord, la spécificité des cas féminins est affirmée mais non démontrée. Ensuite, les cas individuels présentés paraissent soit très singuliers (ainsi le " cas Hubert " dont on apprend qu’il a été un personnage très médiatique qui serait en train d’écrire un livre sur son histoire), soit trop peu connus. Du reste, la reprise de l’argumentation des trois carrières dans les pages suivantes (134sqq) confirme la fragilité de cette typologie. Les auteurs distinguent cette fois 1/ la rupture (la carrière liée à un événement biographique majeur et à une entrée subite dans le monde de la drogue, 2/ l’engrenage (la carrière qui se caractérise par une entrée progressive dans le monde de la drogue), 3/ la socialisation (la carrière qui est liée avant tout à un apprentissage dans le quartier, à un processus de socialisation dans la vie du quartier). A l’analyse des histoires, il s’avère cependant que l’on passe facilement d’un type à l’autre. Ainsi les ruptures biographiques du premier type sont très diverses. Les auteurs donnent les exemples du décès d’un parent, du ratage d’un examen important, mais aussi de simple rupture dans le mode de vie comme celle que représentait le service militaire. Nombre de jeunes y ont découvert la drogue. Mais l’on entre alors dans la configuration du type 3 (socialisation). De plus, les types 2 et 3 ne sont pas non plus exclusifs l’un de l’autre.
Les auteurs concluent ce chapitre de façon plus convaincante, en évoquant deux phénomènes qui traversent à peu près tous les récits qu’ils ont récoltés. Le premier est constitué par " les problématiques familiales qui sous-tendent bien des récits. Les violences paternelles ou l’absence de père, la taille des fratries et les tensions qui les traversent, les placements à la DASS et une enfance au foyer sont autant de facteurs qui constituent l’arrière-plan rendant possible des contacts précoces avec les produits stupéfiants " (p. 137). Le second est " la fragilité des modes de vie. Les expressions ‘tout perdre du jour au lendemain’, ‘recommencer à zéro’, ‘se retrouver à la rue’, en disent long, non seulement sur les représentations collectives du temps, mais renvoient à une sorte d’instabilité chronique de la vie sociale " (ibid.). Au fond, les auteurs ont remarquablement analysé le second phénomène, mais, du premier, ils ne disent rien de plus dans tout le livre que la phrase indiquée ci-dessus. Émettons ici l’hypothèse que cette dimension personnelle, familiale, qui échappe tant à l’analyse en terme de socialisation dans les groupes de pairs qu’en terme de stigmatisation institutionnelle, constitue une direction dans laquelle les sociologues ont évité de s’engager, comme s’ils estimaient que la sociologie commence seulement là où finit l’influence familiale.
Le chapitre sur les carrières dans la consommation se termine par l’analyse des sorties. Si la chose est si difficile, ce n’est pas que la dépendance soit insurmontable. Nombre de toxicomanes " décrochent " par exemple lors de leur passage en prison. En réalité, " l’enjeu n’est pas seulement de ‘dire non à la came’ ; il est de déjouer les sollicitations, de faire face au marketing agressif des revendeurs, au chantage affectif des copains ou des connaissances de défonce, d’éviter jusqu’à la rencontre d’anciennes fréquentations pour ne pas ‘tenter le diable’ " (p. 130). Au fond, pour sortir de la drogue, il faut changer de vie. Mais la pauvreté l’empêche généralement, en obligeant à un retour d’où l’on vient, dans des conditions plus difficiles encore. La famille n’y peut généralement pas grand chose. L’offre de cures de désintoxication est trop disparate géographiquement et trop incomplète (il manque des dispositifs – pris en charge – de postcure, de suivi à moyen terme), tandis que les produits de substitution ne font pas l’unanimité parmi les médecins (p. 174-183). Au fond, les ressources morales et psychologiques de la personne semblent souvent déterminantes. Or beaucoup de toxicomanes sont résignés, parlent de " destin ", pensent que la société n’est " pas faite pour eux ", qu’ " elle ne veut pas d’eux ". Même les jeunes dans les cités adhèrent à l’image-repoussoir du toxicomane en déchéance physique et morale. Ce serait ainsi toute une génération d’héroïnomanes qui disparaîtrait de la vie sociale, au mieux par l’emprisonnement ou l’hospitalisation psychiatrique, au pire par l’overdose ou le suicide (p. 190-191).
Le chapitre consacré aux carrières dans le trafic est placé sous le signe de la socialisation et de la solidarité des quartiers. Les auteurs décrivent d’abord l’entrée dans le trafic, l’engrenage qui l’accompagne rapidement : on était ou on devient consommateur, on a besoin de plus en plus de drogue, on vole, on prend de plus en plus de risques en allant s’approvisionner, etc. En général, le tout s’effectue longtemps dans l’impunité jusqu’au jour où survient brutalement la condamnation, parce que les policiers ont réalisé un " gros coup " sur toute la chaîne du trafic (p. 205). Or les jeunes des cités sont non seulement inconscients des dangers, mais souvent aussi " arnaqués " par les plus gros trafiquants qui les payent très peu pour transporter d’énormes quantités (p. 206). Ces jeunes toxicos, qui consomment la plus grosse partie de ce qu’ils manipulent, sont plutôt des " smicards du business ", quand ils ne sont pas miséreux (p. 221sqq). Précisément, qu’en est-il de cette image publique courante du dealer dont les poches sont remplies de gros billets, qui roule dans une voiture de luxe et qui dîne dans les grands restaurants ? En réalité, certains trafiquants de haschich arrivent à avoir un niveau de vie de classes moyennes : ils peuvent avoir une voiture (mais pas de luxe), s’acheter des habits neufs, dîner au restaurant (ordinaire) (p. 225). Mais on est généralement loin de l’image en question. Fondamentalement, il faut analyser ces trafics dans le cadre d’une " économie de la débrouillardise ", qui ne concerne pas que les questions de drogue (mais aussi divers petits " business " : vols et recels de biens de consommation divers), qui brouille la distinction entre licite et illicite et renouvèle des stratégies populaires plus anciennes de lutte contre la misère (p. 257-279, et conclusions générales). Les chercheurs peuvent aussi indiquer que le rapport à l’argent de ces jeunes trafiquants est moins aisé que l’on croit. Ces derniers parlent eux-mêmes d’un " argent sale ", dont ils cachent le plus souvent la provenance à leur famille. Selon les auteurs, il s’agit ici de comprendre que les jeunes ont " un rapport moins monétaire que symbolique " à l’argent (p. 229). L’argent permet d’exister socialement, d’" être quelqu’un ", d’être " respecté " dans son quartier, guère plus. Quant aux petits trafiquants de drogues dures, ils peuvent manipuler parfois des sommes d’argent importantes. Mais, comme ils le disent eux-mêmes, cet argent ne cesse de leur glisser entre les mains, surtout parce qu’ils sont généralement eux-mêmes toxicomanes et consomment donc une partie de leur trafic. Leur discours balance entre le rêve éphémère de la " belle vie " et la réalité qui leur promet la déchéance physique et sociale, bref : une " vie ratée " (p. 210sqq).
La troisième et dernière partie est consacrée à l’analyse de la gestion policière et pénale des phénomènes étudiés. L’enjeu est important car la drogue est devenue un contentieux de masse, les interpellations pour ILS ayant doublé au cours des années 1990. Le livre offre d’abord une description comparée de l’action et des représentations des différents services de police concernés : îlotiers, membres de la brigade des stupéfiants (les " stups "), membres des brigades Anti-criminalité (les " BAC ") et douaniers. La question de la nature du travail de la police de proximité (les îlotiers) nous a semblé très intéressante dans le contexte actuel (p. 277-281). On comprend en lisant ces pages toute la différence entre un travail préventif (aux résultats en apparence très faibles) et un travail répressif (qui permet immédiatement de procéder à des arrestations et ainsi de " faire du chiffre "). On apprend aussi que les policiers ne sont guère satisfaits de leur travail, qu’ils sont même souvent démoralisés. Ils ont conscience en effet de n’attraper quasiment que des petits trafiquants qui sont souvent de malheureux toxicomanes (p. 288).
Arrive enfin l’enquête sur le traitement judiciaire des affaires. Les auteurs s’attachent à décrire les trois phases pénales du processus : de l’interpellation aux modes de poursuite, de la fin de la garde à vue à la mise sous contrôle judiciaire, de l’exercice de l’action publique à l’audience (p. 303-315). Ils s’interrogent également sur les alternatives à l’incarcération et le rôle des comités de probation. Deux constats généraux se font jour assez rapidement. Le premier est celui de fortes disparités géographiques liées à des taux d’équipement et d’encadrement très disparates. A acte délinquant égal, on peut ainsi avoir trois ou quatre fois plus de chance d’être condamné ici plutôt que là (p. 322). Le second constat concerne l’évolution judiciaire générale, que les auteurs résument ainsi : " le tendance au recul de l’instruction au profit de l’utilisation massive de la procédure de comparution immédiate, l’incitation à privilégier les ‘petites affaires’ par rapport aux ‘belles affaires’, la mise en place de barèmes conduisant à l’emprise d’une logique douanière sur une logique judiciaire, la tendance marquée par un recours au pénal plus fréquent qu’auparavant pour les mineurs " (p. 321).
En définitive, même s’il reste trop général sur l’entrée dans la consommation, ce livre apporte une réponse solide à la question : quels sont les processus qui peuvent mener de la consommation de drogue jusqu’à la prison ? Mais il répond aussi à celle-ci : qu’est-ce que ces processus révèlent sur la société française contemporaine ? En effet, ce travail indique que notre société se trouve dans une situation de blocage. Le développement de la consommation et du trafic des drogues est lié fondamentalement à la misère. Encouragé par une législation obsolète fondée sur une position d’abord morale à fondement hygiénique (la drogue est un mal qui ne doit pas exister), ensuite médicale (les drogués sont des malades) (3), le contrôle policier et judiciaire actuel aboutit à sanctionner de plus en plus de petits trafiquants, eux-mêmes toxicomanes, qui retournent à leur misère, à leur toxicomanie et à leur délinquance peu de temps après leur sortie de prison. De sorte que l’" on peut se demander si la pénalisation des toxicomanes ne produit pas l’effet inverse à celui recherché pour accentuer cette marginalisation " (p. 342).
Cette situation de blocage est d’autant plus critiquable que la France s’y trouve de plus en plus isolée. La plupart des autres pays européens sont sortis du mythe moralisateur de la société sans drogue. Non seulement les parlementaires ont dépénalisé l’usage de drogues douces, mais en Angleterre, aux Pays-Bas et plus récemment en Suisse, les institutions organisent la distribution contrôlée d’héroïne et de médicaments de substitution. Au lieu de cela, les gouvernements et les parlementaires français persistent dans la voie actuelle qui a pour effet d’accentuer les inégalités sociales (puisque les consommateurs tout aussi nombreux appartenant aux milieux aisés ne sont presque jamais inquiétés), donc de renforcer les conflits sociaux en exacerbant le sentiment d’injustice des jeunes des quartiers relégués.
Notes
On aurait aimé cependant en savoir davantage sur ce " travail ethnographique ". Les chercheurs ont certes accompagné des îlotiers " sur le terrain ", mais ils ne semblent pas avoir pratiqué la méthode de l’observation participante en séjournant sur place et en prenant des contacts directs et indépendants avec les enquêtés.