La France, les États-Unis et la violence

Par Laurent Mucchielli, chercheur au CNRS

Tribune envoyé au Monde le 22 juin 2001, publié le 17 juillet 2001, page 11.

 

En l’espace d’une quinzaine d’années, la sécurité est devenue un thème médiatique et politique de tout premier plan. A observer ce que l’on appelle "l’actualité" depuis le début de l’année, et à entrevoir les manœuvres des uns et des autres en vue des prochaines échéances électorales, on en vient même parfois à se demander si la sécurité ne constitue pas désormais le principal thème politique en France. Nous assistons en effet à une surenchère continue en ce domaine, de la part d’hommes politiques, de médias, de syndicats de policiers et plus largement de tous ceux qui ont intérêt à faire croire que le pays est au bord de l’explosion sociale. Il devient alors possible d’entendre raconter à peu près n’importe quoi, surtout si les propos tenus se présentent agrémentés de statistiques qui semblent immédiatement "faire sérieux" et donner du crédit à celui qui les diffuse.

Un sommet a été atteint le 18 juin dernier avec l’ "information" selon laquelle la France serait devenue plus criminelle donc plus dangereuse que les Etats-Unis. Lancée par des personnes se présentant comme des experts indépendants alors qu’ils sont en réalité directement impliqués dans la gestion financière de l’insécurité (Alain Bauer dirige une société privée de conseil en sécurité), publiée à la Une d’un quotidien qui est toujours prompts à attiser la peur de l’insécurité (Le Figaro), faisant immédiatement l’objet d’une dépêche de l’AFP (qui a fait du thème des "violences urbaines" une de ses catégories phares depuis 1997), passant en continue sur une radio (France Info) qui s’est spécialisée dans la diffusion de nouvelles très brèves, les plus récentes possibles, et qui diffuse des informations pas toujours suffisamment vérifiées, cette "nouvelle" était enfin présentée au journal de 20 heures de TF1. Au bout du compte, le citoyen s’entend ainsi annoncer comme une vérité objective le fait que son pays serait devenu plus dangereux que les Etats-Unis, pays qui fait figure d’épouvantail dans les représentations courantes en France. L’effet est réussi. Il n’y a plus qu’à ajouter que la réussite américaine est due à une politique d’extrême fermeté – la fameuse "tolérance zéro" – et le tour (idéologique) est joué pour les "experts" et pour le journal qui a fait état de ces "informations". Cela permet de passer sous silence aussi bien la conjoncture économique favorable aux États-Unis que la façon dont ce pays gère ses problèmes de sociaux par le recours massif à l’emprisonnement (le taux d’incarcération est sept fois plus élevé qu’en France), au détriment des politiques de prévention sociale.

Ces mécanismes événementiels appellent trois commentaires de portée générale.

On peut d’abord mettre en cause la valeur scientifique de l’argumentation proposée en indiquant que la comparaison chiffrée entre la France et les États-Unis n’est pas rigoureuse. Ainsi que l’a indiqué la Direction Générale de la Police Nationale, les catégories statistiques des polices françaises et américaines ne peuvent pas être directement comparées. En effet, les définitions d’infractions ne sont pas identiques (homicide volontaire, viol, agression sexuelle, harcèlement, etc.). De même, les modes d’enregistrement policiers ne sont pas similaires et ne sont même pas uniformes sur l’ensemble du territoire américain (rappelons qu’il s’agit d’un État fédéral), ce qui est particulièrement embarrassants pour ce qui concerne les vols, les cambriolages et les violences personnelles les moins graves. Or, selon les "experts" critiqués, ce sont ces faits qui seraient plus fréquents en France tandis que les violences les plus graves resteraient plus rares qu’aux Etats-Unis. On voit ainsi se dégonfler largement la baudruche présentée comme un "scoop" aussi inattendu qu’inquiétant.

On peut ensuite s’interroger sur le message de fond qui nous est proposé : regardez comme la France est un pays de plus en plus submergé par la violence, la situation est même désormais plus grave qu’aux Etats-Unis qui passent pourtant déjà pour un coupe-gorge… La réalité est beaucoup moins simple. Certains constats sont même étonnants. Il faut en effet savoir que les violences les plus graves n’ont pas augmenté en France au cours des vingt dernières années. Le taux des homicides et tentatives d’homicides a même baissé ces dernières années : il est de 3,6 faits pour cent mille habitants en 2000 contre 4,5 en 1990. Quant aux viols, il sont certes en nette augmentation depuis les années 1980. Toutefois, s’agissant d’une agression classiquement peu déclarée par les victimes (qui ont honte, peur des représailles, etc.), il est actuellement impossible de savoir si cela correspond à une augmentation des faits ou bien à une augmentation du taux de plaintes des victimes. Le même raisonnement vaut du reste pour les violences familiales : est-ce que les faits sont nouveaux, ou bien est-ce qu’on en parle davantage qu’il y a vingt où les choses étaient cachées dans les secrets de famille ? De même encore pour la pédophilie : les affaires qui ont défrayé la chronique la semaine dernière indiquent bien que ce qui est nouveau ce n’est pas l’existence de ces malades sexuels mais le fait qu’ils sont aujourd’hui dénoncés alors que, jadis, les institutions elles-mêmes (l’école, l’Église) gardaient le silence. Dès lors, face à l’augmentation des chiffres, il faut rester prudent car c’est aussi notre société qui tolère de moins en moins la violence. En réalité, ce qui augmente dans la société française ce sont des agressions intermédiaires (des coups qui sont toutefois rarement très graves puisqu’ils n’entraînent un arrêt de travail ou une hospitalisation que dans un cas sur vingt), qui se concentrent dans et autour des quartiers pauvres des grandes agglomérations, les auteurs comme les victimes étant le plus souvent de jeunes hommes qui se battent entre eux. Enfin, rappelons que les délinquances qui empoisonnent le plus souvent la vie quotidienne des Français ne sont pas des violences interpersonnelles mais des vols et des cambriolages. Ces atteintes à la propriété représentent les deux tiers de la totalité des crimes et délits enregistrés par la police chaque année, et l’on sait combien l’accroissement des inégalités sociales leur sert de creuset.

En dernier lieu, il est difficile de ne pas s’interroger sur la très grande facilité avec laquelle les propos les plus catastrophistes parviennent à s’imposer dans les médias. Il serait en effet trop facile de rejeter sur les seuls hommes politiques la responsabilité du vent de panique qui souffle sur la France. Certes, ceux-ci usent et abusent du sentiment d’insécurité à des fins électoralistes. La prochaine campagne électorale le montrera sans doute jusqu’à l’écœurement. Mais on ne peut pas faire l’économie d’une interrogation d’une part sur le travail des médias et d’autre part sur l’hypocrisie classique mais persistante consistant à croire qu’ils ne font que témoigner de la réalité et enregistrer objectivement les faits. Pas plus que les chiffres, les images ne parlent d’elles-mêmes, surtout lorsqu’on les filme après des événements auxquels on a pas assisté et dont on prétend retrouver la vérité en quelques heures d’enquête. Même quand le sensationnalisme est évité, il y a généralement beaucoup à dire sur la façon dont les reportages sont construits, sur les interlocuteurs qui sont choisis (généralement des institutionnels, souvent des policiers), sur les lieux, les heures et les scènes qui sont filmés ou racontés, etc. Quant au recours à des "experts", interrogés le plus souvent par téléphone en quelques minutes, il n’est pas non plus satisfaisant, surtout lorsque le journaliste qui interviewe n’est pas réellement spécialisé sur le sujet et n’a aucun recul face à son interlocuteur. Si l’on voulait réellement faire progresser le niveau du débat public sur la question de la sécurité, c’est aussi à l’ensemble de cette mise en scène et de cette mise en mots de la violence qu’il faudrait prendre le temps de réfléchir collectivement.

 

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Avis au lecteur : dans son édition du 25 juin, Le Monde a publié une réponse d'Alain Bauer.

Je la reproduis ici in extenso (telle qu'elle est en consultation libre sur le site internet du journal Le Monde), agrémentée toutefois de quelques commentaires sur les contrevérités et les effets de manche qu'elle contient.

 

Peut-on enfin parler sérieusement de la violence ?

Par Alain Bauer

 

IL est toujours plus facile de penser que la violence est une invention des médias, une manipulation politique, ou n'importe quoi d'autre que la réalité. On peut croire qu'un grand complot unissant l'AFP, France-Info, Le Figaro (et, pourquoi pas, les autres médias qui parlent des agressions d'enseignants, des violences ordinaires ou des viols dans les cités) vise à manipuler l'opinion. On peut considérer que nous vivons, comme dans le film Matrix, un espace où tout ne serait que virtuel. Dès lors, on peut affirmer que la criminalité n'a pas évolué, que les violences n'existent pas, que les victimes n'en sont pas. Pour ma part, je considère comme naturel de vérifier les situations avant de les commenter, de chercher sans a priori plutôt que de proclamer un engagement militant sous couvert de la recherche scientifique.

Lorsqu'on est pas très sûr de soi, il est toujours plus facile de s'en prendre à une position imaginaire plutôt que de répondre à une argumentation précise. Ainsi :

  1. je n'ai pas parlé de complot, j'ai analysé un effet "boule de neige" au sein des médias.
  2. Je n'ai pas non plus affirmé que la criminalité n'évoluait pas, j'ai au contraire indiqué précisément comment évoluaient deux types de criminalité : l'une à la hausse (les coups et blessures non mortels), l'autre à la baisse (les homicides et tentatives d'homicides).
  3. J'ai enfin indiqué que l'augmentation des violences sexuelles dans les statistiques était peut-être surtout le fait d'une augmentation de la visibilité de ces violences (autrement dit des taux de plainte des victimes) et non du nombre d'actes commis.

La plupart de ceux qui ont "jugé" du contenu de mon étude sur les taux de criminalité comparés entre la France et les Etats-Unis, qui porte sur des faits comparables (à partir des statistiques du FBI, dénommées UCR, et de celles du ministère de l'intérieur), ne l'ont pas lue...

C'est un comble que de dire que l'on a pas été lu lorsque, précisément, "l'étude" en question n'est publiée nulle part… !!! C'en serait presque comique si le sujet n'était pas aussi grave. En réalité, la seule et unique source publiée est l'entretien mis au point par monsieur Bauer avec le journal Le Figaro le 18 juin dernier. Mais la fameuse "étude" qui est sensée être à la base de tout ceci demeure à ce jour purement virtuelle… !!! Voilà une des choses fondamentales qui différencient les chercheurs des prétendus "experts" comme monsieur Bauer : nous travaillons sur preuves et de façon transparente, nos recherches font l'objet de rapports qui sont publiés in extenso.

Contrairement à ce qui est affirmé ici et là, les enregistrements sont généralement comparables (pour les homicides, les viols, les agressions, les cambriolages, etc.). Afin de limiter les erreurs, seuls ont été retenus les sept principaux faits communs aux deux statistiques. Sur 3,7 millions de faits enregistrés en France en 2000, seuls 2,5 millions ont été conservés. Le taux moyen de criminalité n'a cessé de baisser aux Etats-Unis depuis sept ans, en raison de phénomènes multiples, passant de l'amélioration économique et sociale à une extrême fermeté pénale, qui aboutit aussi souvent à des excès, des injustices et des phénomènes racistes. Mais, pour l'essentiel, le booster de l'amélioration de la situation américaine est la démographie, puisque le pays a gagné 18 millions d'habitants en cinq ans (1995-2000), quand la population française ne progressait que d'un peu plus d'un million de citoyens (soit, ramenée à la population totale, une progression quatre fois inférieure). Durant ces cinq mêmes années, la délinquance française s'est stabilisée à un niveau élevé, oscillant entre 3,5 millions et 4 millions de faits constatés. Ce n'est donc pas la France qui serait devenue plus "criminogène" que les Etats-Unis, mais bien les Etats-Unis qui ont réussi, pour des raisons parfois critiquables, une forte réduction de leur taux de criminalité. Et ce au prix, notamment mais pas seulement, d'une politique d'élimination sociale par la prison. Le modèle américain est singulier et inexportable, cela ne l'empêche pas d'exister.

Sur le fond de l'argument, monsieur Bauer réaffirme ce qu'il avait déjà dit mais ne prouve rien du tout. Nous attendons toujours la preuve du fait que les statistiques françaises et américaines seraient comparables. Affirmer est une chose, démontrer une autre. Mais sans doute est-ce encore un défaut de chercheur que de raisonner comme je le fais…

Sur la comparaison elle-même, monsieur Bauer ajoute aujourd'hui que tout s'explique en réalité par un simple effet démographique. Mais alors, pourquoi tout ce raffut ? Pourquoi ces déclarations fracassantes dans Le Figaro ? Cet aveu n'est-il pas la preuve qu'il n'y a rien de nouveau sur le fond des problèmes et que, le 18 juin dernier, monsieur Bauer cherchait surtout à réaliser un coup médiatique ?

Ceux qui croient supprimer le problème de l'insécurité et de la violence en tentant de faire croire que les médias inventent la délinquance deviennent paradoxalement les meilleurs alliés des receleurs des peurs collectives qui en font politiquement commerce. Plutôt que de pratiquer la traditionnelle esquive à la française - négation, minoration, éjection - ou, en langage courant, "ce n'est pas vrai, ce n'est pas grave, ce n'est pas moi", il conviendrait d'accepter la recherche de la vérité, notamment par la pratique d'enquêtes de victimation régulières auprès des principaux intéressés : les citoyens.

Primo, c'est encore de la caricature qui fait régresser le débat au lieu de l'élever : je n'ai jamais dit que l'insécurité était une pure et simple invention médiatique. Secundo, monsieur Bauer se moque à nouveau du monde. Croit-il que nous l'avons attendu pour interroger les victimes ? Les enquêtes de victimation sont pratiquées en France depuis le milieu des années 1980 (je tiens une bibliographie à sa disposition). On doit cette initiative à des chercheurs du CNRS. D'ailleurs, monsieur Bauer, puisque vous les invoquez à l'appui de vos propos, où et quand avez-vous mené vous-même une enquête de victimation ? Est-ce que, par exemple, vous en réalisez lorsque vous faites tous ces lucratifs diagnostics locaux de sécurité ? Si oui, alors ayez le courage de nous les montrez, nous serions très intéressés à en vérifier la méthodologie…

Car on peut se moquer de la volonté affichée par le gouvernement de changer l'outil statistique national, partiel, parcellaire et partial. Mais c'est au moins le début d'une véritable émancipation des systèmes de connaissance de la réalité, manipulée et tronquée depuis si longtemps. On peut ignorer les petites violences au quotidien pour se réfugier derrière une baisse des crimes de sang (importante sur quelques siècles, toute relative sur la décennie, et en progression importante l'an dernier). On peut décider de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, de la nature du traumatisme des victimes en fonction de la durée de l'absence au travail. On peut tout relativiser. Surtout quand on est en situation de n'être victime de rien. Mais plutôt que d'en rester au chapitre incantations, imprécations et lamentations, peut-être pourrait-on désormais passer plus de temps à comprendre l'évolution et la mutation de la délinquance française, d'y répondre par des politiques équilibrées, entre prévention, dissuasion et sanctions adaptées, en donnant à chacun la possibilité de reconnaître les faits, d'accompagner les victimes, de réparer les forfaits. Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt, dit le proverbe. Pour notre propre dignité, par respect pour nos libertés, y compris celle de ne pas avoir peur de sortir de chez soi, il est largement temps de relever la tête.

Le rôle du preux chevalier défenseur des libertés, de la veuve et des orphelins, est assez facile à s'auto-approprier. Je crains hélas qu'après toutes ces petites dissimulations, hypocrisies et erreurs, on trouve assez peu de papes pour vous canoniser monsieur Bauer…