Sur "Les jeunes de la cité"
On the youth of poor areas
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Sujet / subject
Un compte rendu amenant à soulever des questions générales de méthode, à propos de l’étude de la jeunesse des quartiers relégués / A book review induce me to question general problems of method, with regard to the youth of poor areas.
Référence complète / complete reference
Compte rendu de Joëlle Bordet (Les jeunes de la cité, Presses Universitaires de France, 1998, 232 p.).
Une version un peu réduite de ce texte a paru dans la Revue française de sociologie, 2000, 3, p. 582-585.
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Texte intégral / text in full
Nota bene
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Dans une perspective psychosociologique inspirée des travaux sur l’adolescence de J. Selosse, G.-N. Fischer et E. H. Erikson, l’auteur, chercheuse au Centre scientifique et technique du Bâtiment, est partie de la question suivante : "En quoi habiter une cité HLM influence l’adolescence des jeunes qui y vivent ?" (p. 2). L’adolescence serait en effet un "moment de passage et de transformations entre l’individu et son environnement" (p. 27). Nous allons voir, toutefois, que le contenu du livre déborde largement cette problématique initiale d’apparence étroite et classique.
J. Bordet a mené une enquête dans une cité d’une ville de la proche banlieue parisienne, entre 1987 et 1993. Cette cité présente une histoire assez courante. Construite au début des années 60 à quelques kilomètres du centre-ville, elle accueille d’abord des ouvriers français ainsi que quelques familles immigrées italiennes et portugaises. Ensuite, à partir du milieu des années 70, s’y installent beaucoup d’ouvriers maghrébins et leurs familles, ce qui réorganise progressivement les relations sociales. Enfin, plus récemment, on assiste à la croissance de la population originaire d’Afrique noire. La cité compte au début des années 90 environ 4 000 habitants. Les commerces et les institutions publiques (services publics, travailleurs sociaux, programmes d’actions municipales) y demeurent plus présents qu’ailleurs. La cité n’en présente pas moins un visage désormais classiquement sombre : mauvaise réputation, forts taux de chômage et de pauvreté, désertion progressive des classes moyennes, sentiment d’insécurité de beaucoup habitants lié à l’omniprésence perçue comme menaçante des jeunes, dégradation visible des bâtiments, rapports très conflictuels des jeunes et de la police, etc.
La méthode d’enquête retenue allie des entretiens individuels semi-directifs avec des jeunes adultes (18-25 ans) et quelquefois leurs familles, l’observation in situ et enfin des contacts permanents avec les éducateurs travaillant dans la cité. Nous reviendrons en détail sur la méthodologie après avoir résumé les grands axes de ce travail.
Le livre se compose de trois chapitres. Dans le premier, l’auteur s’attache à décrire cette "microsociété en évolution" que serait le monde des "jeunes des cités" (selon l’expression courante reprise par les intéressés). Elle y décrit d’abord la sociabilité de bande caractérisée par la recherche d’actes héroïques dans la "défense de la cité" (comme l’affrontement avec la police), la confrontation au risque extrême comme mode d’initiation, l’affirmation de sa virilité et de son identité sexuelle chez les garçons, la rareté apparente des filles liée à la culture maghrébine (elles ne sont pas dans l’espace public mais gèreraient l’argent et prendraient souvent les décisions [1]), la difficulté d’établir des relations amoureuses. Puis elle s’interroge sur les rôles de la toxicomanie et de l’économie de la drogue (dure, s’entend) qui lui semblent avoir progressivement pénétré la cité à partir du milieu des années 80 et réorganisé en partie les réseaux de sociabilité et de solidarité, introduisant davantage de méfiance et de duplicité, distendant les rapports entre les préadolescents et leurs aînés. Les jeunes redoutent pourtant la déchéance qu’entraîne la toxicomanie et sont de fait dans un rapport "ambivalents" à ce qui "représente à la fois un danger et une source de revenus importants" (p. 36). L’auteur insiste ensuite sur le rôle de la fratrie dans les familles maghrébines, où les aînés doivent surveiller les plus jeunes, contrôle qui s’affaiblirait cependant depuis quelques années. Puis elle décrit la lutte pour le leadership des activités économiques souterraines dans lesquelles seraient impliquées beaucoup de ces fratries. A côté du trafic de drogue, il s’agirait du recel et de la revente de matériel issu des vols d’entrepôts (vêtements de marques, magnétoscopes, électroménager) ainsi que du vol de et dans les voitures. L’auteur cite tout au long du livre le cas d’une famille qui se serait particulièrement enrichie de ces trafics, au point de pouvoir quitter la cité en 1989 pour habiter un grand pavillon à proximité (par ex. p. 46). Pour elle, cette microsociété se caractérise enfin par le retrait des adultes qui fuient la confrontation avec les jeunes, l’absence de pédagogie de l’action publique locale, les actions parfois violentes des jeunes pour attirer l’attention, la fréquence de l’échec scolaire, les relations conflictuelles à la police, l’ambivalence générale du rapport des jeunes à leur cité qui est à la fois refuge et prison, liberté et enfermement. Sur tous ces aspects qui constituent des objets d’observation souvent investis depuis la fin des années 70 (travaux du centre de Vaucresson, recherches de psychologie interculturelle, recherches sociologiques de C. Bachmann, F. Dubet, etc.), on s’étonnera et on regrettera beaucoup que l’auteur n’ait pas jugé nécessaire d’utiliser réellement les travaux qu’elle cite dans sa bibliographie finale mais ne discute à aucun moment dans le texte. Ceci aurait permis à l’auteur de mieux situer l’originalité de son travail. Plus important encore : cela aurait rendu plus explicites et plus discutées les généralisations auxquelles l’auteur procède en permanence entre son lieu d’enquête et l’ensemble de la société française.
Le second chapitre est plus original. Il est consacré à l’analyse de la cité considérée comme "un milieu de vie spécifique, base de repli, insulaire, défensif face à l’extérieur, résultante de leurs pratiques et de leurs investissements des espaces" (p. 75). A l’aide de cartes permettant au lecteur de visualiser la configuration des lieux et l’occupation de l’espace aux différents moments de la vie quotidienne, l’auteur décrit assez minutieusement les cinq sous-ensembles qui émergent de son observation : les porches et cages d’escaliers des bâtiments, espaces intermédiaire pour les jeunes entre leurs familles et la microsociété ; la "petite place", lieu privilégié de la sociabilité juvénile ordinaire ; l’entrée de la cité, espace nocturne des plus âgés, lieu des "rodéos", des interactions avec la police et avec les jeunes d’autres quartiers ; les abords immédiats du domicile de la famille la plus connue dont la fratrie assure le leadership parmi les jeunes ; le parc, seul endroit où se côtoient l’ensemble des habitants de la cité et de ses voisines. L’auteur décrit ensuite les relations aux commerçants puis aux espaces extérieurs de la cité : le centre commercial, le centre-ville, Paris. En conclusion, elle insiste à nouveau sur l’évolution négative qui caractérise la fin des années 80 et les années 90, les jeunes éprouvant un sentiment d’enfermement de plus en plus intense et se tournant parfois vers une référence mythique à l’Islam car n’espérant plus pouvoir un jour "vivre comme les Français" (p. 129-130).
Le dernier chapitre est constitué essentiellement par de courtes biographies présentant les histoires de trois familles (d’origine française) se définissant en opposition aux "jeunes de la cité", puis de quatre de ces derniers (sans leurs familles – une d’origine française et trois d’origine étrangère – que les jeunes n’ont pas voulu présenter au chercheur). L’auteur rapporte assez longuement les sentiments d’insécurité et le repli des premières, puis les sentiments de dévalorisation et la frustration des seconds. Elle décrit enfin l’évolution des quatre jeunes durant les six années où elle a fréquenté la cité, discutant à travers eux la question des "modes de sortie de la microsociété".
Dans ses conclusions, l’auteur revient sur la difficulté de constitution d’une identité de sujet chez ces jeunes qui sont souvent enfermés dans l’identité collective de la microsociété juvénile. Trop démunis, ils ne parviennent pas à construire un projet de vie personnel ancré dans un travail non dévalorisant, une relation amoureuse stable, une histoire familiale connue et assumée. Elle en déduit quelques propositions finales sur la façon de faire mieux travailler les institutions auprès des jeunes.
Au fil de la lecture de ce très intéressant travail, s’est cependant fait jour en nous une impression globale un peu ambivalente de grande richesse des observations mais aussi d’incertitude sur leurs modes de généralisation, ambivalence renvoyant au bout du compte à certaines questions générales de méthode.
Outre le défaut de comparaisons déjà signalé et ses conséquences, notre interrogation vient d’abord du nombre et de la position (dans la microsociété) des jeunes avec lesquels l’auteur s’est entretenue. Si l’on sait que J. Bordet a fait précisément 15 entretiens dans 5 familles se définissant en opposition aux "jeunes des cités", il n’est à aucun moment précisé le nombre d’entretiens réalisés parmi ces derniers, silence surprenant. S’il fallait déduire ce nombre des biographies présentées dans le dernier chapitre, il se limiterait alors à 4. Et lorsqu’on revient sur les extraits d’entretiens donnés parfois longuement en notes de bas de page, essentiellement dans le premier chapitre (p. 31, 36-38, 40-41, 56-58, 63-66), on retrouve exactement les mêmes jeunes, plus le frère de l’un d’eux. En tout : 5 personnes, ce qui est vraiment très peu (pour une cité qui compte globalement 4 000 personnes, dont une majorité de jeunes). Faute d’information, se pose donc la question de la représentativité de ces 5 jeunes dont, de surcroît, l’une a un parcours assez atypique quand trois autres (dont les deux frères issus de la fameuse fratrie qui se serait tant enrichie) sont des leaders qui semblent très proches. On peut ainsi penser que, dans sa démarche de rencontre des jeunes, l’auteur a privilégié les leaders et leur cercle relationnel immédiat (elle reconnaît du reste que l’un d’eux est l’informateur privilégié de la cité, celui qui accoste spontanément les journalistes et les représentants des institutions). Mais le mode de vie de ce cercle en particulier et le point de vue de ces acteurs en particulier sont-ils généralisables à tous les jeunes de la cité ? L’on peut en douter et l’on aurait aimé connaître le point de vue des autres jeunes. Par exemple, si J. Bordet parle à plusieurs reprises de la violence potentielle des jeunes et si elle fait allusion à des bagarres avec leurs homologues d’autres cités ainsi qu’à des affrontements avec la police, elle ne décrit pas les conflits, vols et agressions qui surgissent entre jeunes de la même cité. Ce silence nous semble problématique et renvoie à la même question : ayant rencontré essentiellement les leaders et leur cercle rapproché, l’auteur n’a apparemment pas enquêté aussi intensément sur ceux qu’ils dominent et qui ont sans doute d’autres points de vue sur la vie de leur cité.
Autre exemple tout aussi significatif : l’auteur insiste à de nombreuses reprises sur l’existence d’une économie souterraine qui aurait de nombreuses et profondes répercussions sur l’ensemble de la vie sociale de la cité, au point d’en modifier toute la structure. Or ceci nous semble largement exagéré car déduit une nouvelle fois de l’observation privilégiée de ceux qui sont précisément les organisateurs de cette économie. De surcroît – nouvelle question de méthode –, c’est l’un des points sur lesquels J. Bordet reconnaît honnêtement qu’elle n’a pratiqué aucune observation et reçu aucun témoignage des intéressés, s’étant en quelque sorte interdit de le faire pour ne pas gêner ses interviewés-informateurs (p. 194) ; position qui nous semble bien compréhensible en début de recherche, beaucoup moins au bout de six ans de présence sur le terrain. En réalité, sur cette question de l’économie mais aussi sur bien d’autres (notamment tout ce qui touche à l’histoire de la cité, des familles et des individus), l’on comprend assez rapidement que, outre les 3 ou 4 leaders évoqués, l’auteur a été particulièrement tributaire des éducateurs travaillant dans la cité. Ces derniers ont manifestement constitué les informateurs privilégiés de sa recherche et par conséquent il nous semble que l’auteur aurait dû expliciter davantage sa relation avec eux. Cela l’aurait peut-être amenée à relativiser également leur point de vue fatalement centré sur les jeunes les plus actifs dans des activités licites et/ou illicites.
En définitive, il nous semble donc que la pratique de l’ "observation participante" est moins évidente que ne le pense J. Bordet. Certes, son travail est fondé sur un investissement humain et temporel qui lui a permis de découvrir par l’observation certains aspects de la vie sociale et de nouer des relations de confiance suffisante avec certaines personnes pour obtenir quelques entretiens individuels de qualité. Et ceci est à souligner car, à l’heure actuelle et particulièrement en ces matières (problèmes des quartiers difficiles, "violences urbaines", etc.), nous constatons que de plus en plus de chercheurs disent un peu rapidement "faire du terrain". Or, il ne suffit pas d’aller à la rencontre des individus sur leur lieu de vie et de les y interroger pour parfaitement les comprendre. La qualité de ce qui est raconté dépend directement de la qualité de la relation entre l’intervieweur et l’interviewé, notamment de la compréhension et de l’acceptation par le second de la nature du travail du premier (ce qui est loin d’aller de soi) (2). Cela étant, il faut reconnaître aussi les limites – peut-être en partie incontournables pour un chercheur qui n'est pas originaire du monde social qu'il observe et qui ne tente pas véritablement de s'y intégrer – d’une enquête comme celle-ci, où l’auteur n’a pas accédé aux activités illicites des jeunes et n’a pas rencontré leurs familles (3).
Notes
Cette proposition générale est induite à partir de l’observation privilégiée d’une fratrie très impliquée dans l’économie souterraine. Nous verrons que ce procédé de généralisation est assez contestable.