La mémoire collective selon Maurice Halbwachs

Collective memory in Maurice Halbwachs' work

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Sujet / subject

Une présentation générale de l'œuvre du sociologue français Maurice Halbwachs, centrée sur la mémoire collective (écrit en collaboration avec Jean-Christophe Marcel, Université Paris IV) / A general presentation of the work of the French sociologist Maurice Halbwachs, focus on collective memory (written in collaboration with Jean-Christophe Marcel, Université Paris IV). 

Sur Halbwachs, voyez aussi le numéro 1 de la Revue d'histoire des sciences humaines.

On Halbwachs work, see also the first issue of the Revue d'histoire des sciences humaines.

Référence complète / complete reference

J.-C. Marcel, L. Mucchielli, Un fondement du lien social : la mémoire collective selon Maurice Halbwachs, Technologies. Idéologies. Pratiques. Revue d'anthropologie des connaissances, 1999, 13 (2), pp. 63-88. 

Résumé / Abstract (French and English)

Notre contribution se propose de décrire l'évolution de l'aspect principal de la pensée du sociologue français Maurice Halbwachs (1877-1945). S'il est bien connu en tant que statisticien, économiste, démographe et, naturellement, spécialiste de l'étude des budgets de la classe ouvrière, Halbwachs l'est sans doute moins pour ce qui fut pourtant le coeur de toute son oeuvre : la psychologie. En 1944, peu de temps avant d'être arrêté par la Gestapo et déporté dans le camp de concentration où il devait mourir, Halbwachs fut élu au Collège de France dans une chaire qu'il fit baptiser " Psychologie collective ". Il indiquait par là quel était le sens premier de son oeuvre, et ceci ne doit pas nous surprendre car tel était déjà le sens de la sociologie de Durkheim dont Halbwachs a directement hérité. C'est ce fil conducteur qui guide notre analyse de tous les travaux qu'Halbwachs a consacré, surtout dans l'entre-deux-guerres, à la psychologie collective et tout particulièrement à ce qui en constituait le coeur à ses yeux : la mémoire. Depuis Les cadres sociaux de la mémoire (1925) jusqu'à La topographie légendaire des évangiles en terre sainte (1941), en passant par Les causes du suicide (1930) et L'évolution des besoins de la classe ouvrière (1933), nous montrons comment cette problématique se place au coeur de la réflexion du psychosociologue, réflexion que l'on peut également qualifier de "phénoménologique" tant il s'attache à comprendre les conditions sociales du vécu des individus. Enfin, plutôt que de juger la pensée d'Halbwachs à l'aune de nos épistémologies actuelles, nous nous efforçons de replacer sa pensée dans le contexte du champ des sciences humaines et de la philosophie au début du XXème siècle. Outre l'influence de Bergson, il apparaît en effet qu'Halbwachs ne doit pas être isolé a posteriori d'un large débat entre sociologues (Durkheim, Granet, Lévy-Bruhl, Mauss, etc.) et psychologues (Blondel, Dumas, Meyerson, etc.).

Our article is meant to describe the evolution in the basic thinking of the French Sociologist Maurice Halbwachs. Althoug well-known as a statistician, economist, demographer and of course as an expert at analysing working class budgets, Halbwachs is undoubtedly less famous for the very core of his entire works : psychology. In 1944, shortly before being arrested by the Gestapo and sent to a concentration camp where he was to die, Halbwachs was elected to the Collège de France to a chair he called "collective psychology". He thus indicated the basic orientation of his work, not surprisingly since it was influenced by Durkheim's sociology Halbwachs directly inherited. This main theme guided the analyse we made of all the studies Halbwachs dedicated to collective psychology between World War I and World War II, and especially to what was essential to his eyes : memory. From Les cadres sociaux de la mémoire (1925) to La topographie légendaire des évangiles en terre sainte (1941) not forgetting Les causes du suicide (1930) and L'évolution des besoins dans la classe ouvrière (1933) we explain how this issue is placed at the very heart of the psychologist's reflection. This "phenomenological" reflection aims at understanding the social conditions of people's lives. Finally, rather than judging halbwachs' thinking in the light of today's epistemologies, we try to replace it within the context of early 20th century human sciences and philosophy. Beyond Bergson's influence, it seems indeed that Halbwachs shouldn't be excluded a posteriori from a debate among sociologists (Durkheim, Granet, Lévy-Bruhl, Mauss etc.) and psychologists (Blondel, Dumas, Meyerson, etc.).

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Texte intégral / text in full

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Un fondement du lien social :

la mémoire collective selon Maurice Halbwachs

 

Jean-Cristophe Marcel (Université Paris IV)

Laurent Mucchielli (CNRS)

 

 

" Si nous examinons d'un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d'autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu'on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l'homme y soit considéré comme un être isolé. [...] Cependant c'est dans la société que, normalement, l'homme acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, qu'il les reconnaît et les localise. [...] le rappel des souvenirs n'a rien de mystérieux. Il n'y a pas à chercher où ils sont, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de mon esprit où j'aurais seul accès, puisqu'ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m'offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition que je me tourne vers eux et que j'adopte au moins temporairement leurs façons de penser. [...] C'est en ce sens qu'il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c'est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu'elle serait capable de se souvenir " (Halbwachs, 1994, p. VI).

 

Né en 1877, normalien, agrégé de philosophie en 1901 (reçu premier) mais aussi docteur en Droit et en Lettres, Halbwachs a subi la double influence d'Henri Bergson et d'Emile Durkheim. Le premier fut son professeur de philosophie au Lycée Henri IV et Halbwachs ira encore l'écouter au Collège de France jusqu'en 1901. Par la suite, il s'en éloignera et nous verrons que son premier grand livre de psychologie collective (Les cadres sociaux de la mémoire) est aussi, d'une certaine manière, une longue critique de Bergson. Fréquentant assidûment les milieux normaliens et socialistes, Halbwachs a en effet découvert entre temps la pensée de Durkheim et rejoint l'équipe de l'Année sociologique en 1904 par l'intermédiaire de Simiand (Besnard, 1979, p. 18). Dès lors, il est et restera l'un des plus fidèles et en même temps des moins conformistes parmi les membres de ce que l'on désigne déjà à l'époque comme " l'école sociologique française ". Professeur de sociologie à Strasbourg en 1919, il succédera à Simiand à la Sorbonne en 1937 (chaire de logique et de méthodologie des sciences), puis à Fauconnet en 1939 (chaire de sociologie), et sera finalement élu au Collège de France en 1944 dans une chaire nouvelle de " Psychologie collective ". Tel fut en effet le sens de la majeure partie de ses travaux durant toute sa vie (1). Et c'est à une présentation d'ensemble des aspects intellectuels de cette œuvre que notre article est consacré.

 

Reprendre le projet durkheimien : fonder la psychologie collective

 

Bien que n'ayant pas (contrairement à Mauss) à assumer directement les charges éditoriales et symboliques léguées par Durkheim, Halbwachs ne s'en est pas moins posé lui aussi comme son héritier scientifique. A partir de 1925, il se lance en effet dans une vaste opération de réexamen, d'approfondissement, parfois de critique, de la pensée de Durkheim. Avec notamment Les cadres sociaux de la mémoire (1925) et Les origines du sentiment religieux chez Durkheim (1925), puis Les causes du suicide (1930) et La morphologie sociale (1938), on peut dire qu'Halbwachs a repris tous les grands aspects de la pensée théorique de Durkheim, à ceci près que Durkheim s'est largement désintéressé des classes sociales qui ont au contraire occupé le centre de l'activité d'Halbwachs. De sorte qu'il apparaît en effet " comme l'élève et le disciple qui a le mieux su réaliser et développer certaines des intentions impliquées dans le projet primitif de Durkheim " (Karady, 1972, p. 21). Mais si cet effort se matérialise surtout à partir des deux livres de 1925, on peut en lire le projet bien plus tôt que ne le pensent la plupart des commentateurs. En effet, dès 1905, dans ses deux premiers articles, il manifeste son plein accord avec le coeur même du projet durkheimien. Dans " Les besoins et les tendances dans l'économie sociale ", critiquant les explications utilitaristes classiques des économistes, il oppose déjà nettement " psychologie individuelle et psychologie sociale " (Halbwachs, 1905a). Et dans ses " Remarques sur le problème sociologique des classes ", il se réfère directement à la théorie durkheimienne des représentations collectives, estimant que " nulle proposition n'a sans doute été mieux établie en sociologie " (Halbwachs, 1905b, p. 900).

En 1918, dans un article présentant " La doctrine d'Émile Durkheim " dans la Revue philosophique au lendemain du décès de ce dernier, Halbwachs a une première occasion d'interpréter explicitement le sens du projet scientifique durkheimien et d'indiquer son point de vue sur la façon dont il faut défendre et faire fructifier cet héritage. Sa réponse est la psychologie collective. De manière générale, écrit Halbwachs, " la doctrine de Durkheim a été mal comprise du début. [...] En réalité, elle n'est ni aussi étroite, ni aussi mécanique, ni aussi simpliste qu'on le croit parfois " (Halbwachs, 1918, p. 407). En demandant qu'on considère les faits sociaux comme des choses et en les caractérisant par la contrainte exercée sur les consciences individuelles, Durkheim n'a jamais voulu les vider de leur contenu spirituel. Bien au contraire : " Il est facile, au reste, de distinguer cette contrainte de celle qu'exercent sur nous les objets matériels, puisqu'elle est de nature sociale : ce sont des représentations, des pensées, des volontés qui s'expriment dans les pratiques collectives " (ibid, p. 359). Halbwachs défend surtout un vaste projet théorique dont " la portée dépasse la sociologie entendue au sens strict ". En réalité, " il n'est point d'étude se rapportant à la nature humaine qui ne doive sentir l'influence organisatrice et vivifiante de cette doctrine " (ibid., p. 411). En effet, c'est une nouvelle théorie psychologique qui se profile à partir de l'idée de conscience collective :

 

" La conscience collective est une réalité spirituelle, et le résultat de la science nouvelle fut de la révéler peu à peu beaucoup plus riche et profonde que toutes les autres, puisque celles-ci en dépendaient et s'y alimentaient. Son action, ses prolongements se suivent en effet dans toutes les régions de la conscience de chaque homme ; son influence sur l'âme se mesure à celle que les facultés supérieures, qui sont les modes de la pensée sociale, exercent sur la vie sensitive " (ibid., p. 410).

 

Comme il le dira en 1925, " L'ensemble des êtres humains n'est pas seulement une réalité plus forte que nous, une sorte de Moloch spirituel qui réclame de nous le sacrifice de toutes nos préférences individuelles : nous y apercevons la source de notre vie affective, de nos expériences et de nos idées, et nous y découvrons une étendue et une profondeur d'altruisme que nous ne soupçonnions pas. Durkheim a bien vu et a bien distingué ces deux aspects de la société. S'il a insisté d'abord sur l'aspect contrainte, c'est qu'au début d'une science, il faut définir provisoirement les faits par des signes extérieurs faciles à saisir. [...] Mais il a reconnu qu'il n'y a pas de pratique collective qui n'exerce sur nous une double action, que les forces sociales s'orientent souvent dans le sens de nos désirs, qu'en tout cas elles accroissent et enrichissent notre être individuel de tous les modes de sensibilité et de toutes les formes de pensée que nous empruntons aux autres hommes " (Halbwachs, 1994, p.110-112). Certes, il existe des différences de tempérament individuel entre les individus, c'est l'objet de la psychologie individuelle. Mais pour comprendre les actions des hommes, les tempéraments sont de peu de secours car, quels qu'ils soient, " leur nature est entièrement remaniée et transformée par la vie sociale " (Halbwachs, 1955, p.209). Seule une psychologie collective, " en replaçant les individus dans les groupes où ils baignent habituellement et auxquels toutes leurs pensées les rattachent ", peut expliquer la présence chez les hommes de " sensations réfléchies, combinées de façon plus ou moins intelligente, et accompagnées de représentations qui se rapportent à leur but et à leurs motifs " (ibid., p. 34). Dès lors, contrairement à ce que prône le psycho-sociologue anglo-saxon William Mac Dougall (The group mind, 1920), ce n'est pas des prétendus " instincts sociaux " et " mobiles universaux " des humains qu'il faut partir pour étudier leur comportement, mais bien des systèmes de représentations que les individus s'approprient pour donner du sens à leur conduite (Halbwachs, 1955, p.57). C'est encore ce qu'il affirmera dans son livre paru en 1938 sur cet autre concept central de Durkheim, la Morphologie sociale : en partant de l'analyse statistique des régularités comportementales et de l'observation des institutions, la sociologie ne nie pas mais ouvre en réalité la voie à la compréhension psychologique. Derrière les formes générales (importance, étendue, localisation, etc.) d'un phénomène que la morphologie sociale a pour but de mettre en évidence, il y a " un monde de représentations et d'états affectifs ", " des pensées, une vie psychologique "; " toutes les formes [...] ne nous intéressent que parce qu'elles sont étroitement liées à la vie sociale, qui consiste toute entière en représentations et tendances ". Ainsi, " la morphologie sociale part de l'extérieur. Mais ce n'est pour elle qu'un point de départ. Par ce chemin étroit, c'est au coeur même de la réalité sociale que nous pénétrons ", " la morphologie sociale, comme la sociologie, porte avant tout sur des représentations collectives " (Halbwachs, 1970, p. 10, 11, 13 et 18).

 

La théorie psychosociologique durkheimienne réaffirmée, il restait à déterminer par quels mécanismes cérébraux la conscience collective agit sur les consciences individuelles ? Voilà la grande question de théorie psychologique à laquelle Durkheim avait tenté de répondre par la théorie des représentations collectives en faisant l'hypothèse d'une mémoire sociale inconsciente agissant automatiquement sur les individus sans qu'ils s'en aperçoivent, comme s'ils étaient hypnotisés (Karsenti, 1995 ; Mucchielli, 1998, chap. 5). C'est ici qu'Halbwachs se sépare de Durkheim et s'oriente vers une sociologie plus concrète, plus phénoménologique. Présenter de façon synthétique l'ensemble de son travail n'est cependant pas une mince tâche dans la mesure où l'homme fut prolixe et où son écriture, très personnelle et empruntant parfois même les voies de l'introspection, tranche singulièrement d'avec celle qu'adoptent d'ordinaire les chercheurs. Il nous semble cependant possible de dégager trois axes principaux de réflexion sociologique :

1- la construction sociale de la mémoire individuelle ;

2- l'élaboration de la mémoire collective dans les groupes intermédiaires (famille et classes sociales) ;

3- la mémoire collective à l'échelle des sociétés globales et des civilisations.

 

1. La construction sociale des mémoire individuelles

 

En matière de mémoire, la psychologie ne semblait pas alors avoir fondamentalement évolué depuis les deux livres fondateurs de Ribot (1881) pour la psychophysiologie et la psychopathologie, et de Bergson (1896) pour la psychologie introspective. Halbwachs se situe dans le prolongement du second qui, critiquant l'associationnisme de Taine, écrivait que " le processus de localisation d'un souvenir dans le passé [...] ne consiste pas du tout à plonger dans la masse de nos souvenirs comme dans un sac, pour en retirer des souvenirs de plus en plus rapprochés entre lesquels prendra place le souvenir à localiser. [...] La travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d'expansion par lequel la mémoire, toujours présente toute entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place " (Bergson, 1896, p.187). Il existerait, de plus, " des souvenirs dominants auxquels les autres souvenirs s'adossent comme à des points d'appuis " (ibid., p.186). Au demeurant, Ribot disait que " si, pour atteindre un souvenir lointain, il nous fallait suivre la série entière des termes qui nous en séparent, la mémoire serait impossible à cause de la longueur de l'opération " (Ribot, 1881, p.45). Il supposait logiquement que la localisation mettait en oeuvre des " points de repères " : " j'entends par point de repère un événement, un état de conscience dont nous connaissons bien la position dans le temps, c'est-à-dire l'éloignement par rapport au moment actuel, et qui nous sert à mesurer les autres éloignements. Ces points de repères sont des états de conscience qui, par leur intensité, luttent mieux que les autres contre l'oubli, ou par leur complexité, sont de nature à susciter beaucoup de rapports, à augmenter les chances de reviviscence. Ils ne sont pas choisis arbitrairement, ils s'imposent à nous " (ibid., p. 37). Et il ajoutait que s'" ils ont en général un caractère purement individuel, quelques-uns, cependant, sont communs à une famille, à une petite société, à une nation " ; et tentant de caractériser ces souvenirs purement individuels, il évoquait " diverses séries répondant à peu près aux divers événements dont notre vie se compose : occupations journalières, événements de famille, occupations professionnelles, recherches scientifiques, etc. ". Dès lors Halbwachs n'a aucun mal à montrer que " ces événements définissent notre situation, non seulement pour nous, mais pour les autres, dans divers groupes ". Et que, dès lors, " c'est en tant que membres de ces groupes que nous nous représentons à nous-même, et la plupart des points de repères auxquels nous nous reportons ne sont que les événements saillants de notre vie " (Halbwachs, 1994, p.125). Et il y a plus : lorsque nous tentons de localiser un souvenir en utilisant les points de repères de notre mémoire, non seulement nous localisons grâce au fait que nous sommes un être social, mais encore nous faisons émerger avec ces repères, ces cadres sociaux, une grille de lecture qui n'est autre que celle qui sert de support à notre conscience présente. Dès lors, ce n'est plus le passé tout entier qui ré-émerge à notre conscience, ce n'est plus la série chronologique exacte des événements anciens, " mais ce sont ceux-là seuls d'entre eux qui correspondent à nos préoccupations actuelles, qui peuvent reparaître. La raison de leur réapparition n'est pas en eux, mais dans leur rapport à nos idées et perceptions d'aujourd'hui : ce n'est donc pas d'eux que nous partons, mais de ces rapports " (ibid. : 141-142). Par conséquent, nos souvenirs sont forcément des reconstructions à partir de notre identité présente. Pour le montrer, Halbwachs approfondit plusieurs exemples dont le rêve et le langage.

 

Le rêve ou le social enfouit au plus profond de l'individu

 

En 1925, les Cadres sociaux de la mémoire s'ouvrent sur l'histoire d'une petite fille abandonnée retrouvée dans un bois, en France, au XVIIIème siècle. D'origine Esquimau, plusieurs fois transplantée dans diverses sociétés comme esclave, elle était incapable d'évoquer son passé en l'absence de stimulation visuelle (présentation de photographies d'esquimaux, d'objets leur étant familiers, etc.). Pour Halbwachs, ce fait est exemplaire du phénomène qu'il cherche à mettre en évidence : nous ne nous souvenons que parce que notre entourage nous le suggère et nous y aide ; sans la mémoire collective, nous serions incapables de nous souvenir. De façon inattendue et audacieuse, son livre s'ouvre même sur un chapitre consacré au rêve dont la caractéristique est de déconnecter l'individu de son groupe, de l'isoler sur lui-même, de l'enfermer dans son monde intérieur. C'est donc une situation expérimentale inespérée pour tester ce qui revient en propre à la mémoire individuelle.

Comme tous les grands analystes du rêve, Halbwachs a expérimenté sur lui-même : pendant plus de quatre ans (depuis janvier 1920, indique-t-il) il a analysé ses propres rêves " afin de découvrir s'ils contenaient des scènes complètes de notre passé ". Le résultat fut négatif : " il nous a été possible, le plus souvent, de retrouver telle pensée, tel sentiment, telle attitude, tel détail d'un événement, de la veille qui était entré dans notre rêve, mais jamais nous n'avons réalisé en rêve un souvenir " (Halbwachs, 1994, p.3). Il fait part des observations similaires de collègues psychologues qu'il a interrogés par écrit ou oral (notamment Henri Piéron et sans doute Georges Dumas) et qui lui ont confirmé l'absence de souvenirs intégraux et précis. Halbwachs en vient alors à discuter Freud qui reconnaît à son tour que " le rêve ne reproduit que des fragments du passé. C'est la règle générale ". Ceci établi, Halbwachs se demande si ces fragments sont tout de même d'authentiques bribes de souvenirs. La réponse est négative car un souvenir est précis, daté dans sa propre histoire, tandis que les réminiscences du passé, les souvenirs d'enfance qu'évoque Freud et les autres analystes du rêve, sont davantage des impressions, des " clichés-images stéréotypés " qui sont restés gravés (ibid., p. 9-10). Halbwachs cite alors un autre grand psychologue, Alfred Binet, qui affirmait qu'un petit enfant est incapable de percevoir et mémoriser la forme complète d'un objet. Nous conservons en mémoire des " impressions d'enfance " qui fournissent la matière de nos rêves, mais ceux-ci n'ont aucun caractère de précision ni dans le temps, ni dans l'espace. De plus, ils sont déformés par le présent dès que nous nous y représentons fatalement sous notre forme actuelle et dans nos perceptions actuelles : " nous ne pouvons nous représenter à nous-même autre que nous ne sommes ". En réalité, nos rêves mêlent donc en permanence le passé et le présent.

A ce tissu d'impressions mêlant les impressions du passé et les réalités du présent, Halbwachs oppose le souvenir précis qui suppose raisonnement et comparaison, c'est-à-dire dialogue avec un autre. Dès lors, loin d'être une plongée en soi, la mémoire est un effort de pensée sociale. Sans doute, " il y a des sentiments et des pensées que nous n'avons jamais communiqués à personne, et dont nous conservons seuls le secret ", mais ce ne sont des souvenirs que parce que nous les avons réfléchis, calculés, enregistrés dans leur contexte, et c'est précisément l'évocation de ce contexte qui nous permet de retrouver le souvenir de l'émotion d'alors. Dans le rêve comme à l'état de veille,

 

" il n'y a point de voie interne directe qui nous permette d'aller à la rencontre d'une douleur ou d'une joie abolie. [...] Si nous voulions faire abstraction des personnes et des objets, dont les images permanentes et immuables se retrouvent d'autant plus facilement que ce sont comme des cadres généraux de la pensée et de l'activité, nous irions en vain à la recherche des états d'âme autrefois vécus, fantômes insaisissables au même titre que ceux de nos songes dès qu'ils ne sont plus sous notre regard. Il ne faut pas se figurer que l'aspect purement personnel de nos anciens états de conscience se conserve au fond de la mémoire, et qu'il suffit de "tourner la tête de ce côté-là" pour les ressaisir. C'est dans la mesure où ils ont été liés à des images de signification sociale, et que nous nous représentons couramment par le fait seul que nous sommes membres de la société [...], que nous gardons quelque prise sur nos anciennes dispositions internes, et que nous pouvons les reconstituer au moins en partie " (ibid., p. 23-24).

 

En étudiant le rêve, Halbwachs veut donc montrer que le passé ne se conserve pas véritablement dans la mémoire individuelle. Il y subsiste seulement des " impressions ", des " fragments ", des " images " qui ne constituent pas des souvenirs complets. Ce sont les représentations collectives qui en font de véritables souvenirs. La mémoire collective n'est donc pas une sorte de moule, de cadre général, dans lequel les souvenirs personnels viendraient se placer déjà constitués : " entre le cadre et les événements, il y a identité de nature : les événements sont des souvenirs, mais le cadre aussi est fait de souvenirs " (ibid., p. 98). De fait, les souvenirs personnels auto-suffisants n'existent pas, l'individu ne se souvient pas vraiment du passé, il ne peut le revivre en tant que tel, il le reconstruit en réalité à partir des nécessités du présent. " La réflexion précède l'évocation des souvenirs ", il n'y a pas de mémoire sans intelligence, c'est-à-dire sans travail de la conscience (2). Et les cadres sociaux de la mémoire sont précisément " les instruments " dont l'individu conscient " se sert pour recomposer une image du passé qui s'accorde " avec les nécessités de son présent, de son existence d'être social, de son harmonie existentielle, de l'équilibre de sa personnalité, de son identité.

 

Une explication sociologique de l'aphasie

 

Halbwachs va plus loin encore en s'attaquant au problème de l'aphasie, maladie du langage (ou plutôt de la parole) caractérisée globalement par la perte plus ou moins complète des souvenirs verbaux. Toutes les recherches menées jusqu'au début du XXème siècle par les neurobiologistes, les anthropologues et les psychophysiologues tendent à identifier un ou plusieurs centres nerveux de l'idéation et à expliquer l'aphasie par un dysfonctionnement de ce centre (cf. par ex. J. Dejerine, Sémiologie des affections du système nerveux, 1914). Or Halbwachs fait remarquer que tous ces médecins persistent à distinguer autant de différents types d'aphasie selon qu'elle porte sur la faculté d'articulation, sur les images visuelles ou sur les images auditives, lors même qu'ils s'accordent généralement pour reconnaître que ces troubles ne se rencontrent jamais " à l'état pur ", que lorsqu'une des altérations domine, les autres sont presque toujours également constatables. Dès lors, en se référant aussi aux doutes émis par certains psychiatres tels Pierre Marie (1906), Halbwachs tranche nettement :

 

" il n'est pas possible de constituer en entités cliniques telle ou telle forme d'aphasie [...] : il existe tant de variétés individuelles, les souvenirs des diverses espèces témoignent, dans leur disparition, d'une solidarité ou d'affinités si capricieuses, qu'on a beau compliquer les schémas primitifs et imaginer, à côté du trouble principal, des troubles accessoires qui n'en seraient que le retentissement, on est obligé de s'en tenir à un seul cadre, sans qu'on puisse y distinguer quelques grandes catégories. [...] c'est l'intelligence en général qui se trouve atteinte " (Halbwachs, 1994, p.66).

 

Et si les troubles du langage renvoient au trouble général de l'intelligence, c'est que le langage n'est pas seulement l'instrument de l'intelligence mais qu'en réalité " il conditionne tout l'ensemble de nos fonctions intellectuelles " (ibid., p. 68). Or, qu'il y-a-t-il de plus social que le langage : " Le langage est la fonction collective par excellence de la pensée " (ibid., p. 68).

C'est bien évidemment sur les travaux du linguiste et sociologue Antoine Meillet qu'Halbwachs s'appuie pour mettre en évidence la nature et la fonction sociales du langage (Mucchielli, 1998, chap. 10). Il montre d'abord que, vu de l'extérieur, l'aphasie se caractérise par une impossibilité à communiquer avec les autres membres du groupe social qui ne reconnaissent plus dans la parole de l'aphasique les conventions linguistiques en usage. Il rappelle ensuite que des troubles extérieurement semblables à ceux que produit l'aphasie peuvent se rencontrer chez n'importe qui dans certaines situations. C'est par exemple le cas du candidat qui, lors d'un examen, se trouve ému au point de perdre momentanément la mémoire des mots. Dès lors, on peut faire l'hypothèse que l'aphasie ne nécessite nullement la présence d'une lésion cérébrale, mais qu'elle consiste d'abord dans " une altération profonde des rapports entre l'individu et le groupe " :

 

" En d'autres termes, il y aurait dans l'esprit de tout homme normal vivant en société une fonction de décomposition, de recomposition et de coordination des images, qui lui permet d'accorder son expérience et ses actes avec l'expérience et les actes des membres de son groupe. Dans les cas exceptionnels où cette fonction se dérègle, s'affaiblit ou disparaît de façon durable, on dit que l'homme est aphasique, parce que le symptôme le plus marqué de cette perturbation, c'est que l'homme ne peut plus se servir des mots " (ibid., p.69-70).

 

Halbwachs en veut pour preuve les travaux d'Henry Head (1920) sur les aphasiques des suites de guerre. Observant de jeunes militaires parfaitement normaux mais blessés à la tête et en ayant développé des troubles aphasiques, Head montrait en effet que leur incapacité à reproduire certains mots énoncés devant eux s'expliquait non pas par la disparition des images mentales ou des souvenirs correspondant à ces mots, mais directement et simplement de l'oubli de ces mots. De même, s'ils ne peuvent plus dessiner certains objets, ce n'est pas du fait de l'absence des facultés intellectuelles de coordination mentale nécessaire puisqu'il peuvent par ailleurs les dessiner spontanément. C'est parce qu'ils ne peuvent plus se les représenter, invoquer leur forme schématique conventionnel (Halbwachs, 1994, p.70-73). C'est donc bien une perte des repères sociaux conventionnels (visuels et/ou auditifs) et non des facultés intellectuelles générales, dont souffrent les aphasiques :

 

" Toutes ces observations nous laissent supposer que ce qui manque à l'aphasique ce sont moins les souvenirs que le pouvoir de les replacer dans un cadre, c'est ce cadre lui-même, sans lequel il ne peut répondre en termes impersonnels et plus ou moins objectifs à une question précise qui lui est posée par le milieu social : pour que la réponse soit adaptée à la demande, il faut en effet que le sujet se place au même point de vue que les membres de son groupe qui l'interrogent ; or, il semble bien que, pour cela, il faut qu'il se détache de lui-même, que sa pensée s'extériorise, ce qu'elle ne peut qu'au moyen d'un de ces modes de représentation symbolique qui font défaut dans l'aphasie. [...] Pour qu'on puisse sortir de soi et se placer momentanément à la place d'un autre, il faut avoir l'idée distincte de soi, des autres, et des rapports qui existent entre nous et eux : c'est un premier degré de représentation à la fois symbolique et social [...]. La perte des mots [...] n'est qu'une manifestation particulière d'une incapacité plus étendue : tout le symbolisme conventionnel, fondement nécessaire de l'intelligence sociale, lui est devenu plus ou moins étranger " (ibid., p. 76-77).

 

De l'organique au psycho-sociologique

 

Le rêve, l'aphasie - mais aussi la maladie mentale -, sont autant de phénomènes qui s'expliquent traditionnellement de façon purement individuelle et biologique. Or le travail d'Halbwachs met en évidence autant de troubles de la conscience sociale, autant de perte des cadres sociaux de la mémoire, du langage, de l'intelligence, de la conscience. Il en tire d'ailleurs des leçons épistémologiques générales sur l'autonomie relative du psychique par rapport au physiologique :

 

" les faits psychiques s'expliquent par des faits psychiques, et on complique inutilement l'étude de ces faits lorsqu'on y mêle des considérations d'un autre ordre [biologique]. Lorsqu'on parle de réactions motrices consécutives à des représentations de mouvements ou d'ébranlements nerveux qui prolongent des images, d'une part on construit des hypothèses (puisque, de ces réactions et ébranlements physiques, nous ne connaissons presque rien par observation directe), d'autre part on détourne son attention de ce qu'on pourrait appeler l'aspect psychique de ces faits dont l'aspect matériel ou physique nous échappe. Or, nous ne savons pas en quoi consiste le mécanisme cérébral du langage, mais nous sentons, lorsque nous parlons, que nous attribuons aux mots et aux phrases une signification, c'est-à-dire que notre esprit n'est pas vide, et que nous sentons d'autre part que cette signification est conventionnelle. [...] le langage consiste donc en une certaine attitude de l'esprit qui n'est d'ailleurs concevable qu'à l'intérieur d'une société, fictive ou réelle : c'est la fonction collective par excellence de la pensée. [...] On se trompe, lorsqu'on cherche la cause d'un tel trouble dans une lésion cérébrale, ou dans une perturbation psychique limitée à la conscience individuelle du malade " (ibid., p. 68-69; nous soulignons).

 

Plus loin, discutant à nouveau Bergson, Halbwachs réinterprète les vues du " grand psychologue " et, avec elles, toute la psychophysiologie traditionnelle à laquelle il oppose une véritable psychologie qui conçoit la conscience non comme un simple système sensori-moteur, mais comme un ensemble de " notions " et de " représentations " :

 

" si certains souvenirs ne reparaissent pas, ce n'est point parce qu'ils sont trop anciens et qu'ils se sont lentement évanouis ; mais ils étaient encadrés autrefois dans un système de notions qu'ils ne retrouvent plus aujourd'hui. Cependant il n'est pas indifférent de parler ici, non plus de modifications corporelles, mais de représentations psychiques. Les appareils sensori-moteurs, dans l'hypothèse où se place M. Bergson, ne contribuent pas directement à produire ou à reproduire l'état passé. Tout ce qu'il y a de psychique dans le souvenir ne dérive pas du corps, mais doit être supposé donné d'avance, comme quelque chose de "tout fait" et d'achevé, dans l'inconscient. Le rôle du corps est purement négatif. C'est l'obstacle qui doit s'écarter pour laisser passer le souvenir. Or notre prise sur lui est incomplète, tâtonnante, incertaine. Les modifications qui s'y produisent sont dans une large mesure l'effet du hasard. [...] Mais reproduire n'est pas retrouver : c'est, bien plutôt, reconstruire. Ce qui était vrai du corps, savoir qu'on n'en peut tirer un souvenir, ne l'est plus du système de nos représentations actuelles : celles-ci [...] suffisent dans certains cas sinon à recréer un souvenir, du moins à en dessiner le schéma qui, pour l'esprit, en est l'équivalent. Il n'est donc pas nécessaire que le souvenir soit demeuré, puisque la conscience possède en elle-même et retrouve autour d'elle les moyens de le fabriquer. Si elle ne le reproduit pas, c'est que ses moyens sont insuffisants. [...] c'est qu'entre les conceptions d'un adulte et d'un enfant il y a trop de différences " (ibid., p. 91-92, nous soulignons).

 

On le voit dans ces extraits, c'est une leçon de méthode générale pour la psychologie qui se dégagent des réflexions d'Halbwachs. Les hommes agissent en conscience, et d'abord en fonction de la signification qu'ils donnent à leurs comportements et à ceux des autres. Or le contenu de ces significations, ce sens, est d'abord fourni par les conventions sociales, les habitudes et valeurs de la collectivité dont l'individu est membre. La mémoire, l'intelligence et l'identité individuelles sont construites, façonnées, conditionnées par l'apprentissage réalisé dans un groupe au sein duquel la communication est assurée principalement par le langage. Par suite, c'est dans l'absence ou le dérèglement de son rapport psychologique à ce groupe social qu'il faut d'abord chercher les causes de l'éventuel dysfonctionnement psychique de l'individu, plutôt que de faire des conjectures simplificatrices et invérifiables sur l'état de son organisme cérébral. Celui-ci ne nous renseigne que sur les supports, les instruments de la construction de ces facultés psychiques et par suite, sauf bien entendu dans l'hypothèse de leur destruction partielle ou totale, l'étude des structures physiologiques de l'organisme humain ne livrera jamais la clef du fonctionnement mental en tant qu'il détermine directement le comportement de l'individu. La sociologie est bien, ainsi que l'avait annoncé Durkheim, " un point de vue nouveau sur la nature humaine " qui est appelé à renouveler la psychologie en écartant un certain nombre de conceptions neurobiologiques et psychiatriques traditionnelles (3).

 

2. La production de la mémoire collective: les groupes intermédiaires

 

Le problème de la nature ou des mécanismes humains fondamentaux de la mémoire collective étant résolu, Halbwachs se consacre ensuite à la mise en évidence du rôle des principaux producteurs de la mémoire collective : famille, communautés religieuses et classes sociales. Nous reviendrons tout à l'heure sur la religion qui détermine des représentations collectives agissant au plan de la société globale. Nous nous concentrerons sur les deux agents essentiels de la mémoire collective des sociétés modernes telles que les conçoit Halbwachs : la familles et les classes sociales.

 

La mémoire collective familiale

 

Une famille n'est pas seulement une réunion d'individus ayant en commun des sentiments et des liens de parenté. Chaque famille, selon la manière dont elle se représente elle-même en tant que groupe, reproduit ses règles :

 

" De quelque manière qu'on entre dans une famille [...], on se trouve faire partie d'un groupe où ce ne sont pas nos sentiments personnels, mais des règles et des coutumes qui ne dépendent pas de nous, et qui existaient avant nous, qui fixent notre place " (ibid. : 147).

 

Qu'ils en soient conscients ou non, un mari, une femme, ont des conceptions de ce que doivent être leur rôle, entre eux et vis-à-vis de leurs enfants. Et ces conceptions ne dépendent pas seulement de leurs goûts personnels. Ils héritent aussi et surtout d'une " conception générale de la famille ", d'un certain nombre de représentations de ce que doit être une famille. La question de l'éducation des enfants, en particulier, focalise logiquement ces normes implicites. Du fait de leur application constante, l'attitude des enfants ne dépend pas des sentiments d'affection qu'ils éprouvent spontanément pour leur entourage:

 

" Sans doute, à l'intérieur de la même famille, les sentiments ne se règlent pas toujours sur les rapports de parenté. Il arrive qu'on aime des grands-parents, et même des oncles, des tantes, autant et plus que son père et sa mère, qu'on préfère un cousin à un frère. Mais à peine se l'avoue-t-on à soi-même, et l'expression des sentiments ne s'en règle pas moins sur la structure de la famille : c'est ce qui importe, sinon pour l'individu, du moins pour que le groupe conserve son autorité et sa cohésion " (ibid. : 149; nous soulignons [4]).

 

Pour s'en convaincre de manière générale, il suffit de comparer les différents types d'organisation familiale. Dans nos sociétés modernes où la famille tend de plus en plus à se réduire au groupe conjugal, les sentiments respectifs deviennent le socle principal de la relation. De fait le mariage est conçu comme une relation guidée par des sentiments d'amour et le divorce est regardé comme un échec désastreux. A l'inverse, dans la société romaine antique, il était considéré comme normal que chaque individu se marie en moyenne trois ou quatre fois dans sa vie. La famille était bien plus élargie puisque, outre les parents biologiques, elle pouvait comprendre de nombreux clients, des esclaves affranchis et des enfants adoptifs. Les rôles de mari et de femme étaient nettement moins importants. Celui du pater familias, par contre, était central et, de fait, la femme était reléguée au second plan. D'autre part, chaque famille romaine avait son propre culte avec ses propres rites, sa propre mythologie, sa propre mémoire constituant " l'armature traditionnelle de la famille " (ibid., p. 151). Toutes ces choses constituent et définissent un ensemble de " représentations familiales " d'où procède la solidarité entre ses membres (ibid., p.161). Langage bien durkheimien...

Dans nos sociétés modernes, Halbwachs en convient, ces représentations sont singulièrement moins vivaces. Il reste que la famille continue à structurer la mémoire des enfants par les rôles qui furent les leurs dans les événements vécus en commun, rôles que, même adultes, ils continuent à exercer aux yeux de leurs parents (5). Or cette communauté de vie, même réduite, a une mémoire ; privés d'elle, les souvenirs auraient disparus. Mais que sont donc ces souvenirs " qui ne sont ni des notions générales, ni des images individuelles, et qui cependant désignent à la fois un rapport de parenté, et une personne " ? Rien ne permet de l'expliciter mieux que l'étude du choix des prénoms, dit Halbwachs. Les prénoms sont des symboles et " s'ils contribuent à différencier les membres d'une famille, c'est qu'ils répondent au besoin qu'éprouve en effet le groupe de les distinguer pour lui, et de s'entendre à la fois sur le principe et le moyen de cette distinction " (ibid. : 165-166). Et lorsque je pense au prénom de tel membre de ma famille, c'est immédiatement toute l'" atmosphère " de cette famille qui me vient en mémoire, en tant qu'elle constitue le tout sans lequel l'élément évoqué perd sa signification.

 

La mémoire collective des classes sociales

 

La psychologie des classes sociales n'est pas une psychologire des métiers ou des professions. En effet, il faut bien voir que " c'est hors de la fonction, dans la partie de la société où les hommes n'exercent pas leur activité professionnelle, que prennent naissance et se conservent les souvenirs collectifs les plus importants " (ibid., p. 244). Sans doute, les anciennes corporations et les actuels corps de métiers ont des traditions bien ancrées, constituées notamment de rites commémoratifs et donc d'une certaine mémoire collective. Mais la psychologie des classes sociales ne se contente pas de décrire des traditions professionnelles, elle interroge l'ensemble des représentations que produit tel ou tel groupe d'hommes, des qualités qu'il se prête et qu'on lui prête, de la place qu'il s'assigne et qu'on lui assigne dans l'ensemble de la société. Dès lors, c'est bien dans " la vie sociale extraprofessionnelle " que s'élaborent ces mémoires collectives. Halbwachs n'en dit pas beaucoup plus dans Les cadres sociaux de la mémoire, il renvoie en effet ici à ses nombreux autres travaux sur les représentations de classes. Suivons donc son invitation.

 

" On ne naît pas paysan, gros propriétaire, fermier, manœuvrier de la campagne, en ce sens qu'on porterait dès la naissance, dans son organisme, annoncés et préformés, tous les traits qui caractérisent les hommes qui exercent ces métiers. On ne naît pas non plus bourgeois, entrepreneur, avocat, magistrat, ni ouvrier de la grande industrie. [...] Mais, en revanche, ces catégories sociales existent. Elles sont le plus souvent tranchées [...]. Chacune d'elles en tout cas détermine la conduite des membres qu'elle comprend, elle leur impose des motifs d'action bien définis ; elle leur imprime sa marque, une marque propre et bien distincte pour chaque groupe, avec une telle force que les hommes faisant partie des classes sociales séparées, bien qu'ils vivent dans un même milieu et à la même époque, nous donnent quelquefois l'impression qu'ils appartiennent à des espèces différentes. Ainsi les motifs des hommes et leurs tendances nous paraissent être, dans la plus grande quantité des cas, entièrement relatifs aux conditions qu'ils occupent dans la société " (Halbwachs, 1955, p. 210).

 

En effet, partir du moment où il est inséré dans l'espace social, un groupe se fait une idée de sa place dans la société, et de ce qui est nécessaire à sa perpétuation : il se construit du même coup une interprétation de ladite société. Ainsi, Halbwachs se tourne vers les consciences collectives des groupements intermédiaires, en se persuadant qu'on y trouve moins les représentations du groupe considérées comme des modèles d'action et de pensée, que " la représentation du groupe lui-même et de ce qui lui convient " (Friedmann, 1955, p. 15). Car ce qui constitue un groupe c'est un intérêt, un ordre d'idées et de préoccupations, qui se reflètent certes dans les personnalités et les membres du groupe, mais qui restent assez généraux et impersonnels pour conserver leur sens et leur portée pour tous (Halbwachs, 1950, chap. 3). C'est ce que chacun garde en mémoire pour décrypter son comportement et celui des autres.

Par exemple, ce qui constitue la mémoire collective ouvrière, ce sont des souvenirs conformes à une interprétation de la condition ouvrière, dont on peut raisonnablement supposer qu'ils se forment autour du sentiment de ne pas participer à la vie collective, et d'en être constamment écarté :

 

" Rassemblés dans les mines, réunis en équipes autour des machines, les ouvriers se présentent comme des groupes soumis à une discipline. Ils exécutent et ne commandent pas. Toutes les décisions, quant à l'engagement technique de la production, à plus forte raison quant à la fixation des prix, à la marche économique de l'entreprise, c'est en dehors d'eux qu'elles sont prises " (Halbwachs, 1955, p. 132).

 

Dans sa vie quotidienne l'ouvrier n'est même pas libre de régler le rythme de son travail. Dans les rapports de production, il est constamment asservi à une matière inerte qu'il façonne, en général sale ou fragile, voire dangereuse. Et si tout dans sa vie sociale le lui rappelle, l'ouvrier se le rappelle aussi à lui-même, par exemple en résistant de toutes ses forces, en période de baisse des prix, à une baisse de son salaire nominal et en appuyant cette résistance sur la mémoire des lieux où se forment les prix des marchandises, ou encore en s'aménageant un logement fruste qui a " une apparence générale de dénuement " parce qu'il renvoie à " l'atelier et aux locaux de travail " (ibid., p.174).

Il n'en reste pas moins que le logement c'est " l'abri de la famille ", laquelle est considérée comme une petite société où au moins les relations sont chaleureuses et où l'individu est jugé d'après sa nature et ses qualités, ce qui tranche avec le règne de la règle impersonnelle, perçu comme arbitraire, qui régit le monde de l'usine. D'où cette seconde idée selon laquelle les cadres collectifs de la mémoire sont faits aussi de ce que le groupe aspire à être ou à faire, à savoir ici retrouver une part du prestige qu'il n'a pas dans la société, parce qu'il ne participe pas ou peu à l'élaboration de ses valeurs, et de ses idéaux communs. Ainsi les générations qui se succèdent gardent le souvenir " des aliments qu'on ne mange pas parce qu'ils sont considérés comme inférieurs, et d'autres qu'on recherche non seulement parce qu'ils apportent une satisfaction à l'organisme, mais parce qu'ils font honneur. On est rehaussé à ses propres yeux comme à ceux des autres parce qu'on a une table bien garnie " (ibid. , p. 169). Ici, il faut faire intervenir " les motifs dominants " qui sont " la tendance au maintien et au relèvement de leurs conditions de vie ", ainsi que le désir de satisfaire des besoins nouveaux, d'obtenir grâce à un surplus disponible une " participation croissante aux formes de la civilisation moderne " (ibid., p. 182).

La même grille d'analyse peut être appliquée à la classe paysanne. Les paysans sont viscéralement attachés à la terre à laquelle ils lient leur identité de groupe. Cet attachement s'explique pour Halbwachs par le fait que le monde rural est resté le gardien du monde passé et ne s'est pas confondu avec le reste de la population. D'où une vie collective qui s'appuie sur cette double conscience d'être quelque peu à l'écart, mais de représenter un foyer de tradition :

 

" L'attachement au sol, l'attachement au pays [...] tel paraît bien être le mobile essentiel, qui explique qu'ils ne veuillent pas quitter le petit coin où ils sont nés, où ils ont pris racine, où leur famille vit depuis un temps qui leur paraît indéfini " (ibid., p. 65).

 

On comprend mieux, dès lors, la prédilection des paysans pour des représentations peuplées de souvenirs qui les confortent dans le sentiment d'une certaine immuabilité de l'existence, par delà la succession des générations. Par conséquent, dans la mémoire collective, la représentation de la maison et de celle des familles voisines tient une place de choix. L'attachement à la maison renvoie directement au culte de la famille et à l'amour de la terre, car " à la campagne, il n'y a pas de séparation tout à fait nette entre les pièces, les meubles, les produits suivant qu'ils se rattachent à la vie domestique ou à la profession " (ibid. p. 76). A cela il faut rajouter la force des sentiments collectifs religieux, étroitement imbriqués dans la vie familiale (6), et entretenus par de fréquentes commémorations peut-être plus que les autres. " Pourquoi le paysan est-il attaché à son église ? ", demande Halbwachs dans Les causes du suicide, " Est-ce parce que c'est le lieu du culte, ou parce qu'elle représente à ses yeux son village ? Pourquoi honore-t-il ses morts et entretient-il leur tombe ? Est-ce parce qu'il songe à la communauté des vivants et des morts, à la vie future, ou parce qu'il garde le souvenir de ceux qui l'ont précédé, dans sa maison, sur sa terre [...] ? " (Halbwachs, 1930, p. 289). En somme, ce que l'homme de la terre retient, ce sont des événements collectivement constitués, qui le portent dans le flux d'une vie collective " à la fois très forte et très simple, où très simplifiée ", où les coutumes " puisent leur force à la fois dans les sentiments de parenté et dans les occupations communes. C'est ce qui fait leur stabilité et leur continuité " (ibid., p. 79).

 

A l'origine de la mémoire collective des groupes

 

Dans la psychologie de la paysannerie qu'il propose, Halbwachs annonce un autre ouvrage ce qui constitue selon nous le véritable pivot de sa théorie : Morphologie sociale (qui paraît la même année que l'Esquisse d'une psychologie des classes sociales). En effet, il y décrit la mémoire collective des agriculteurs tout entière tournée vers la volonté farouche qu'a leur groupe de se conserver intact dans le temps et dans l'espace, et en particulier de sauvegarder intactes la maison familiale et l'exploitation. Or ce qu'on peut dire de cette société, on peut en fait l'élargir à toute forme de groupement, même si ce n'est pas toujours aussi nettement visible.

En effet, Halbwachs est persuadé que pour qu'il puisse se faire une idée de ce qui est nécessaire à sa perpétuation, un groupe doit commencer par se faire la représentation la plus claire possible de lui-même. D'où la relation privilégiée qu'il entretient avec les formes matérielles dans lesquelles il s'incarne : leur relative fixité lui fournit, en plus d'une preuve tangible de son existence, un principe originel de stabilité. En effet, ses membres peuvent alors se le représenter plus clairement et ressentir plus fortement leur communauté d'appartenance. Une fois construites, ces formes spatiales ont leur dynamisme propre, mais elles évoluent très progressivement, si bien qu'alors que les hommes passent et meurent, la société ne s'éteint pas avec eux. Elle dure. Elle conserve une autonomie, une existence propre qui lui permet de continuer à s'imposer aux esprits. Les générations se succèdent, mais les maisons, les rues, les quartiers, les monuments, persistent.

 

" En d'autres termes, de même qu'un corps vivant est soumis en partie aux conditions de la matière inerte, parce que, par tout un aspect de lui-même, il est une chose matérielle, une société, réalité psychique, ensemble de pensées et tendances collectives [...] a cependant un corps organique, et participe aussi à la nature des choses physiques. C'est pourquoi elle s'enferme, à certains égards, elle se fixe dans des formes, dans des arrangements matériels qu'elle impose aux groupes dont elle est faite " (Halbwachs, 1970, p. 168).

 

Dans toute activité qu'elle développe, la pensée du groupe prend conscience de son corps et adapte son organisation aux possibilités qu'elle perçoit, " tout comme la pensée individuelle a besoin de percevoir le corps et l'espace pour se maintenir en équilibre " (ibid., p. 12-13). Ainsi, comme les gens des mêmes classes se fréquentent et vont les uns chez les autres, " on peut dire qu'à chacune d'elles correspond une partie de l'espace, qui comprend l'ensemble des locaux qu'ils habitent, ensemble mal défini dans la pensée de leurs membres, mais qui n'en est pas moins une réalité " (ibid., p. 43). Par exemple le quartier d'une ville règle le mode de regroupement de ses habitants, leur extension, leur resserrement ou leur éparpillement, leurs déplacements dans l'espace, ce qui n'est pas, en retour, sans conséquence sur les goûts, leurs besoins, leurs mœurs. De la même façon l'activité économique, la direction des courants d'échange, l'intensité des affaires, les fluctuations du prix des marchandises peuvent être considérées comme le produit d'autant d'aspirations collectives, lesquelles sont en rapport avec la localisation des marchés, des lieux de production, et l'étendue inégale des différentes classes.

En fait, par une sorte de va-et-vient la société prend naissance grâce aux images spatiales stables qui la représentent, et qui sont le produit des préoccupations des hommes, mais en retour les esprits des membres du groupe adoptent ces images qui s'imposent à eux. Si bien qu'on peut considérer que les formes matérielles non seulement reflètent, mais aussi modèlent les préoccupations de chacun, dès lors qu'il agit et pense au titre de membre du groupe. En ce sens la forme matérielle du groupe est à la source de la vie psychologique " première " du collectif des individus qui le composent : ce sont les images spatiales qui vont donner naissance aux états psychologiques collectivement constitués qui motivent les individus, parce qu'elles sont à l'origine des représentations les plus essentielles que le groupe se fait de lui-même, et en particulier des représentations collectives associées aux souvenirs qui vont être stockés dans la mémoire collective.

 

" Comprenons bien [...] que les formes matérielles de la société agissent sur elle, non point en vertu d'une contrainte physique, comme un corps agirait sur un autre corps, mais par la conscience que nous en prenons, en tant que membres d'un groupe qui perçoivent son volume, sa structure physique, ses mouvements dans l'espace. Il y a là un genre de pensée ou de perception collective, qu'on pourrait appeler une donnée immédiate de la conscience sociale, qui tranche sur toutes les autres " (ibid., p. 182-83) (7).

 

On comprend mieux rétrospectivement pourquoi l'agriculteur, pour pouvoir pleinement penser, agir et juger en tant que tel, a besoin de posséder une terre et une maison familiale peuplées de la mémoire de ses ancêtres et qui lui donnent une représentation claire et stable de son groupe d'appartenance. On peut dès lors gager que pour lui le souvenir des événements importants de son existence est associé à l'exploitation familiale, au village, qui lui rappellent les liens qu'il entretient avec les siens, et lui fournissent de la sorte le cadre indispensable à la constitution d'une identité sociale de classe (8).

 

Les insuffisances d'une psychologie collective des groupes intermédiaires

 

L'importance de la morphologie sociale se justifie donc dans la mesure où, derrière les formes matérielles et la répartition de la population, agit tout un ensemble de facteurs sociaux qui sont des facteurs de psychologie collective parce qu'ils sont liés a un ensemble de pensées et de tendances collectives. Ces représentations spatiales basiques seraient la clef ouvrant sur la compréhension de la société comme réalité psychique.

Toutefois, la psychologie des groupes intermédiaires butte sur une difficulté : l'intrication des motifs qui poussent les membres d'un groupe à agir. Par exemple, " dès qu'on parle des sentiments familiaux, on ne peut plus détacher le groupe domestique d'un milieu social bien plus vaste où il est compris et dans l'évolution duquel il est entraîné " (Halbwachs, 1930, p. 238-239). En effet, si les jeunes désertent les campagnes et quittent leur famille avant d'en fonder une autre, est-ce seulement dans le groupe domestique qu'il faut en chercher les raisons ? Ne devrait-on pas plutôt replacer la famille dans l'ensemble d'une société rurale confrontée à un profond bouleversement des conditions économiques ? De même, il est impossible de se cantonner à une étude des groupes économiques. Ainsi, il est difficile de dire que le désir qu'ont les ouvriers de consommer des biens nouveaux relève exclusivement du besoin qu'ils éprouvent de participer plus complètement aux formes de la civilisation moderne. Halbwachs se demande si l'apparition de besoins nouveaux n'est pas à replacer dans le rythme précipité que la vie urbaine impose aux hommes. Bref, il ne paraît guère possible de pouvoir se cantonner aux cadres d'une morphologie particulière. Il est nécessaire de faire une psychologie collective qui s'intéresse aux lois de la population prise à son niveau le plus général et partant aux faits qui relèvent de la mémoire collective des civilisations.

 

3. La mémoire collective des sociétés et des civilisations

 

Les principes d'une psychologie collective appliquée aux faits de civilisation

 

Comment travailler à un tel degré de généralité ? En réalité, Halbwachs transpose à la société prise dans sa globalité le raisonnement qu'il applique aux groupes intermédiaires. La société développe elle aussi " un sens intuitif et profond " (Halbwachs, 1970, p. 176) de son identité qui passe par la prise qu'elle a sur son corps : la population.

 

" Il y a bien là tout un ordre de représentations collectives qui résultent simplement de ce que la société prend conscience, directement des formes de son corps matériel, de sa structure, de sa place et de ses déplacements dans l'espace [...] Pourtant, elles se développent dans des groupes, et elles ont la prétention d'agir sur eux " (ibid., p. 180).

 

En d'autres termes, les structures spatiales les plus générales (telles que répartition de la population sur l'ensemble du territoire national) expriment l'esprit de la société qu'elles contribuent à modeler en se limitant parfois à un aspect particulier de la vie sociale. Or la prise que la société a sur l'espace ne peut pas être modifiée par les activités particulières, car les lois auxquelles obéit la population ne changent pas, quel que soit le groupe intermédiaire qu'on observe. Si bien que les groupes sociaux quels qu'ils soient " nous apparaissent comme pris dans un autre courant, celui qui détermine les formes de la population pure et simple, et dont les lois s'appliquent aussi bien à tous les autres ensembles humains compris dans l'espace " (ibid., p. 37). Le principe d'un travail sur la mémoire collective des sociétés est ainsi posé : " Il y a donc bien, à côté des diverses études morphologiques qui portent sur les organes correspondant aux grandes fonctions du corps social, une morphologie de la population en général, considérée en elle-même " (ibid., p. 52).

 

Un fait morphologique fondamental : la concentration de la population urbaine

Parmi ces lois de population, Halbwachs, tout comme Durkheim, accorde une importance particulière à la densité des groupes humains car " dans les sociétés, les pensées des hommes, leurs sentiments, leurs manières d'agir varient suivant que les rapports qu'ils ont entre eux se multiplient et s'intensifient " (ibid. , p. 70). Et, de ce point de vue, le fait urbain est certainement le fait de civilisation le plus remarquable : dans la ville la vie collective est plus intense, elle est prise dans un réseau de voies où la circulation est elle-même plus intense que nulle par ailleurs. Il en résulte un mélange de représentations à la fois matérielles et humaines, mécaniques et spirituelles qu'on retrouve à peu près identiques dans toutes les grandes agglomérations et qui font que les groupements sociaux ont tendance à s'y dissoudre plus qu'ailleurs (en dehors des moments où ils s'isolent pour se renforcer). Par exemple, les centres de l'activité religieuse se multiplient et se diversifient. Apparaît un clergé qui réside sur place et entretient la liaison et les connexions avec toutes les parties de l'univers religieux. Mais en même temps la vie se laïcise et la communauté religieuse opère une sorte de repli sur soi face à des courants d'immigration qu'elle ne contrôle pas. De même, dans le monde économique, on voit que les diverses professions prennent conscience d'elles-mêmes dès lors qu'elles sont rangés dans certaines parties de l'espace telles que les rues commerçantes ou les rues de métiers. Mais, en même temps, la proximité avec d'autres, plus hautes placés dans l'échelle sociale, leur met sous les yeux l'image hiérarchisée des corps et leur rappelle leur relative indigence.

Ainsi, les occasions sont donc renforcées pour chacun d'éprouver un sentiment d'isolement extrême, mais aussi parallèlement un sentiment collectif plus puissant qu'ailleurs, lié à des masses d'hommes dont on ne perçoit pas les limites. Dès lors, si les revers de fortune " se produisent plus fréquemment dans une société plus complexe, où les situations individuelles changent plus souvent et plus vite, où le rythme de la vie est plus rapide, où il y a plus de risques pour les individus de se trouver désadaptés par rapport à leur milieu ", il faut voir en eux " un mal relatif ", résultat d'une " complication nécessaire qui est la condition d'une vie sociale plus riche et plus intense " (Halbwachs, 1930, p. 13-14). On s'explique mieux le pouvoir d'attraction de la ville et l'afflux de population qu'on y constate, laquelle se sédentarise et fixe une structure matérielle et collective plus vaste et plus complexe. En résumé, ce que nous apprend la morphologie sociale, c'est que les sociétés modernes ont leur propre régulation et s'incarnent dans une structure spatiale qui, pour être plus compliquée, n'en est pas moins réelle.

 

De la structure matérielle au genre de vie

 

Dans ces conditions, il est vraisemblable de conjecturer qu'à cette structure spatiale particulière qu'est la société urbaine, correspondent des faits sociaux particuliers dans lesquels on peut subsumer les tendances collectives qu'on constate au niveau des groupes intermédiaires. Pour opérer ce passage des formes matérielles aux faits de psychologie collective caractéristiques d'une civilisation, Halbwachs reprend au géographe Vidal de la Blache et à son ami Simiand le concept de genre de vie qu'il définit comme " un ensemble de coutumes, de croyances et de manières d'être, qui résultent des occupations habituelles des hommes et de leur mode d'établissement " (ibid., p. 502).

Comment qualifier le genre de vie de la civilisation urbaine ? Tout d'abord il s'oppose au genre de vie rural, comme la vie moderne s'oppose à la vie d'antan. A la campagne, la vie collective est à la fois très forte et très simple, très simplifiée. Les occupations et les événements sont plus restreints, car dans ce monde vie professionnelle et vie familiale sont peu dissociées. Les oppositions creusent des abîmes plus forts, mais les occasions de heurts sont moins nombreuses : " On vivait sur place, adaptés les uns aux autres, se connaissant trop pour être exposés fréquemment à ces heurts qui se produisent lorsqu'on passe d'un lieu, d'une situation, d'une profession, d'un monde à un autre " (ibid. , p. 504). Dans la société urbaine, " non seulement les lieux où se déroule l'activité professionnelle sont distincts et d'ordinaire éloignés dans l'espace des maisons qui constituent le cadre matériel de la vie domestique, mais encore les périodes consacrées à ces deux modes d'existence se trouvent nettement séparées et n'empiètent pas l'une sur l'autre " (ibid. , pp. 505-506). Le morcellement dans l'espace provoque un morcellement de la vie sociale. Mais dans les deux sphères de la vie, un courant plus rapide passe entre les hommes, une plus grande diversité de situations plus ou moins durables se concentrent dans un même temps : par exemple l'activité professionnelle est constituée d'opérations de même nature qui forment une chaîne qui se déroule plus vite. On retrouve ce résultat présenté plus haut selon lequel en ville la vie sociale se déroule à un rythme plus intense.

A ce genre de vie on peut associer, outre la laïcisation évoquée à l'instant, quelques grandes tendances collectives telles que la multiplication et la diversification des besoins.

 

" L'évolution des besoins, condition du développement industriel, s'est accomplie dans les milieux urbains, sous l'influence de leur structure et du genre de vie qui en résulte. Elle a imposé à l'industrie des formes et des directions qu'elle n'aurait sans doute pas prises spontanément' " (ibid., p. 160).

 

On peut lui associer aussi des états psychologiques qui provoquent la limitation des naissances. En effet, ce comportement est à comprendre comme une réaction instinctive face au manque de place qui caractérise la nouvelle structure de population qu'est la ville. C'est manifeste dans le cas des classes supérieures pour lesquelles les villes sont des lieux étroits, " où le nombre de places est limité, alors qu'on se presse aux portes pour y entrer et s'y installer ". Il en résulte un fort " sentiment d'oppression quand le nombre de leurs unités s'accroît trop vite " (Halbwachs, 1970, p. 117). En effet, quand beaucoup d'enfants naissent, tous ne peuvent pas entrer tout de suite en ménage. Dans une population composée de peu d'enfants au contraire, la formation d'un ménage se heurte à moins d'obstacles parce qu'elle représente un changement moins important. C'est qu'en réalité la ville demande beaucoup d'efforts à ses habitants qui doivent changer beaucoup d'habitudes pour s'y intégrer, et " toute cette dépense de forces de leur part et de la sienne serait sans objet si elle n'obtenait pas d'eux qu'ils contribuent maintenant à entretenir ses fonctions le plus longtemps possible, en les encourageant à se conserver eux-mêmes, à défendre leur vie et à la prolonger " (ibid., p. 127).

La baisse de la mortalité, est aussi à considérer comme le résultat d'une volonté de durer et de se préoccuper de la valeur de l'existence individuelle que la société qui " s'intéresse surtout à elle-même " impulse à ses membres (ibid., p. 128-129). Dans la ville, les hommes prennent donc de plus en plus conscience de leur individualité, ils ont besoin de sauvegarder la liberté de leurs mouvements et leur faculté de participer en personne à toutes les activités, ce qui les amène à alléger leurs charges et leurs entraves.

Quant à la mémoire collective de la société, on peut légitimement supposer qu'elle est faite de souvenirs liés à des représentations spatiales qui reflètent la façon dont la société se pense et essaie de se conserver (9). Toutefois nous préférons ici concentrer notre attention sur un ouvrage au premier abord étonnant qu'Halbwachs publie à la fin de sa vie : la Topographie légendaire des évangiles en terre sainte. Il s'agit en effet d'une étude de la mémoire collective des chrétiens qui semble constituer à ses yeux un exemple d'analyse des sociétés pré-industrielles, tant la religion se confond à ses yeux avec un genre de vie ancien.

 

La mémoire religieuse des chrétiens

 

A partir du moment où on admet que l'évolution sociale est une tentative permanente d'adaptation de la société à son milieu et que les changements qui affectent les groupements plus petits révèlent les conditions particulières de cette tentative, il devient intéressant d'examiner plus en détail ces changements sociaux. Or, comme la mémoire collective renferme l'expérience vécue de la réunion des consciences individuelles et est susceptible de révéler de précieux renseignements sur sa nature, on peut tenter de mettre en évidence les lois qui président à son évolution et à sa plus ou moins grande durabilité. C'est ce qu'Halbwachs se propose de faire en étudiant la mémoire collective des chrétiens. Il en fournit une analyse phénoménologique où l'on peut suivre pas à pas, comme en cinématique, l'évolution des groupes sociaux.

A travers notamment le récit de la vie de Jésus, les Évangiles fournissent à l'Église des chrétiens un cadre général qui leur permet de fortifier leur foi. Des scènes qu'on retrouve dessinées sur les vitraux des églises, comme le chemin douloureux que parcourt le Christ en allant de chez Ponce Pilate au Calvaire, remplissent ce rôle de commémoration. Ces souvenirs sont pour le collectif des symboles d'unité qu'il s'approprie et fait siens. Les souvenirs des chrétiens sont par la force des choses " des souvenirs juifs, mais dont [ils] se sont emparés, pour les commémorer par des églises, de même qu'ils ont fait des saints de David et de Moïse " (Halbwachs, 1941, p. 61).

Les souvenirs de ce groupe s'appuient bien sûr sur des cadres précis, spatiaux et temporels. Mais ce ne sont pas n'importe quelles images qui composent la mémoire collective : il s'agit de celles qui, aux yeux des vivants, expriment le mieux la substance du groupe qu'ils forment. Par exemple les chrétiens éprouvent le besoin de localiser autour de Jérusalem certains événements marquants de la vie du Messie. C'est ainsi qu'une croyance localise le tombeau de David et Isaïe à Bethléem car ils sont supposés être les ancêtres de Jésus et que ce dernier est supposé être né à cet endroit (ibid., p. 51sq). Certes, à Jérusalem, tant de fois bouleversée et transformée au cours de l'histoire, il est impossible de vérifier sur place si les localisations révélées par les Évangiles sont exactes. Pourtant, elles en conservent le souvenir. C'est que la force de ces représentations liées à l'espace tient probablement au fait que, mal insérés dans un monde où prédominaient la vie païenne ou israélite, les premiers chrétiens n'avaient d'autres ressources que de s'attacher à quelques points du sol pour faire durer la mémoire du groupe (ibid., p. 161). De manière générale, les groupes religieux s'efforcent ainsi de matérialiser la séparation entre sacré et profane.

De la même façon, la mémoire collective du groupe religieux s'appuie sur un temps reconstruit dans lequel les chrétiens situe des événements fondateurs (10) : Pâque, Ascension, Noël etc. Ce temps est discontinu, ce n'est pas celui de l'horloge ou du calendrier. Il a évacué certains souvenirs, il est dénué de séparation bien tranchées, parce que les événements qu'il renferme sont ceux qui expriment au mieux l'essence de la communauté des fidèles. Il en résulte qu'à partir du moment où ses membres changent, meurent ou disparaissent, où les cadres spatiaux se transforment, où les préoccupations du moment évincent les soucis passés, la mémoire collective est soumise à une continuelle réinterprétation qui s'accorde avec ces nouvelles conditions : la mémoire collective " est essentiellement une reconstruction du passé " qui " adapte l'image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du moment ". Dès lors " la connaissance de ce qui était à l'origine est secondaire, sinon tout à fait inutile, puisque la réalité du passé n'est plus là, comme un modèle immuable auquel il faudrait se conformer " (ibid., p. 9).

Concrètement, tout se passe comme si la mémoire collective se vidait un peu quand elle estime qu'elle est trop remplie de différences. C'est ainsi que des souvenirs sont évacués à mesure que la collectivité entre dans une nouvelle période de sa vie (Halbwachs, 1950, chap. 3). Inversement, il lui arrive de se remplir de nouveaux souvenirs qui acquièrent une réalité nouvelle parce qu'ils fournissent désormais à ceux qui se souviennent les repères indispensables pour se situer dans l'environnement social du moment. Par exemple, le chemin douloureux suivi par Jésus pour aller à la crucifixion est un souvenir que les fidèles ont ignoré longtemps : " On ne se mit à rechercher ce chemin à Jérusalem et à le fixer avec précision qu'après qu'en Europe les disciples de Saint-François eurent fait de la reproduction des souffrances de Jésus un exercice spirituel " (ibid., p. 105). Ensuite ce souvenir est préservé et encore remanié au fil du temps. Par exemple, vers le milieu du XVème siècle, les localisations échelonnées du parcours prennent le nom de stations et sont placées hors de Jérusalem. Et en réalité le chemin de croix n'a jamais cessé de subir des transformations jusqu'à nos jours.

 

" Il y a peu d'exemples plus frappants d'un système de localisations constitué peu à peu après coup dans des conditions telles qu'un cadre apparemment logique [...] et d'abord entièrement vide, se remplit peu à peu de souvenirs ou d'imaginations dispersés à distance et qui y sont portés comme s'ils descendaient irrésistiblement sur une pente. Souvenirs évangéliques [...], souvenirs apocryphes et formations légendaires [...] et tout ce que la mémoire chrétienne universelle et surtout européenne y apportera peu à peu " (ibid., p. 112).

 

Fort de cette théorie, Halbwachs arrive à dégager deux lois d'évolution de la mémoire collective.

Une loi de morcellement. Parfois, plusieurs faits sont localisés au même endroit. Une localisation peut se dédoubler, se morceler, proliférer, de sorte que le souvenir se renforce. En même temps, c'est le moyen de rajeunir une image ancienne (par exemple, à Bethléem deux lieux distincts correspondent à la naissance et à la crèche). Dans ce cas, tout se passe comme si la force de la dévotion avait besoin de plusieurs réceptacles pour se déverser et ne pas s'épuiser.

- Une loi (inverse) de concentration. On localise en un même lieu ou en des endroits très proches des faits qui n'ont pas forcément de rapports entre eux. A Jérusalem, on trouve rassemblés sur la colline de Sion les localisations du Cénacle, du tombeau de David, de la maison de Caïphe, et d'autres souvenirs. Ici, la concentration des localisations permet que les fidèles, en certains endroits, aient de grands souvenirs. Organiser des réunions religieuses sur de tels lieux avait pour résultat " assuré et poursuivi à dessein, d'associer dans la mémoire ces localisations assez rapprochées pour que sans bouger l'assemblée des fidèles pût les évoquer simultanément, les embrasser dans un même acte d'adoration (ibid., p. 189) (11).

Halbwachs conclut de ces lois que plus ils gagnent en autorité, plus les souvenirs se détachent du passé. En effet, la nouvelle mémoire les transforme, " les défigure, en changeant leur place dans le temps et dans l'espace. Elle les renouvelle aussi par des rapprochements inhabituels, des oppositions inattendues, par les combinaisons et les alliances où elle les fait entrer " (ibid., p. 183-84). Au fur et à mesure que le temps passait et que la communauté des chrétiens s'élargissait, la vérité des événements, rapportée par le témoignage des apôtres qui avaient connu le Christ en tant que chef de secte, s'est perdue. Le groupe élargi de ceux qui n'avaient pas connu le Messie a perdu le souvenir de la vie proprement humaine de leur prophète pour s'attacher à des dogmes qui en soulignaient la nature divine, comme si sa vie n'avait été qu'une préparation à sa mort considérée comme un événement surnaturel. Aucun apôtre n'a vu le tombeau et ce n'est pas à eux que les anges ont annoncé la résurrection. La mémoire collective est ainsi faite d'inventions (telles que la nativité de Jésus à Bethléem et le passage de Joseph et Marie dans cette ville). Ce remaniement n'a pas cessé de fortifier la foi des fidèles.

 

Conclusion : la sociologie phénoménologique d'Halbwachs

 

En mettant en évidence, à travers l'exemple de la mémoire des chrétiens, des lois d'évolution de la mémoire collective, Halbwachs atteint sans doute le sommet de son art, et construit une psychologie collective d'inspiration phénoménologique unique en son genre. Au terme de cette étude, nous retrouvons ainsi des jugements portés sur l'œuvre de Maurice Halbwachs par certains de ses commentateurs. Jean-Michel Alexandre a écrit des pages très justes sur celui qui se proposait de mettre à jour " les données immédiates de la conscience sociale " :

 

Données immédiates qui ne relèvent certes pas de l'intuition bergsonienne [...] et qu'il n'est pas permis non plus de rejeter dans l'inconscient ; la tâche du sociologue, par une exposition qu'on peut bien appeler une phénoménologie, est de les faire passer à l'état de notions claires et distinctes. Maurice Halbwachs a réussi, en fin de compte, à dominer ou négliger les faux problèmes ontologiques qui opposent individu et société [...]. La sociologie, pour lui, c'est l'analyse de la conscience en tant qu'elle se découvre dans et par la société, et c'est la description de cette société concrète, c'est-à-dire des conditions mêmes - langage, ordre, institutions, présences et traditions humaines - qui rendent possible la conscience de chacun " (Alexandre, 1968, p. XIX) (12).

 

Halbwachs voulait comprendre les humains dans les conditions concrètes objectives de leur existence, c'est-à-dire avant tout comme êtres sociaux, des êtres en relation. Ceux qui l'ont connu ont témoigné que " sa science était pénétrée de conscience et d'humanité " (Friedmann, 1955, p.23). Le champion des statistiques (que nous n'avons pas évoqué ici) fut ainsi en même temps l'artisan passionné d'une psychologie collective. De tous les sociologues formés dans l'école durkheimienne, c'est sans doute lui qui - avec ces deux autres grands sociologues des mentalités que furent Mauss et Granet, mais d'une toute autre manière - a donné le plus de profondeur à l'intuition initiale du fondateur de " l'école sociologique française ". Avec il est vrai un style très particulier (notamment ce goût de la métaphore spatiale), sa sociologie était bien une phénoménologie. Ajoutons pour terminer qu'elle démontre aussi à sa manière que les oppositions théoriques (individu/société) et méthodologiques (qualitatif/quantitatif) qui animent encore trop souvent l'épistémologie de nos disciplines peuvent tomber devant la simple mais ferme volonté de comprendre les conditions sociales du vécu des individus.

 

 

Notes

 

  1. Nous n'aborderons donc pas les aspects démographiques et socio-économiques d'une œuvre prolifique.
  2. On saisit ici la proximité de la théorie sociologique avec le courant né à la même époque en Allemagne et baptisé " psychologie de la forme ". Bergson disait déjà que " percevoir n'est qu'une occasion de se souvenir ". Les psychologues de la forme diront " percevoir c'est reconnaître une forme ", " apprendre c'est comprendre une liaison ", etc. En 1925, Halbwachs ignore encore logiquement ce courant très récent et se réfère surtout à Kaploun (Psychologie générale tirée de l'étude du rêve, Paris, Alcan, 1919), mais les idées sont similaires.
  3. On l'a montré parallèlement sur l'exemple du suicide (que nous ne reprenons pas ici) où Halbwachs parvient également à dépasser les oppositions individu/société et normal/pathologique en développant une analyse du même type que celle que nous venons de résumer (Mucchielli, Renneville, 1998).
  4. En utilisant la notion d'" expression des sentiments ", Halbwachs reprend les travaux publiés en 1920 et 1921 par Georges Dumas sur " Les larmes " et " Le rire ", puis par Mauss sur " L'expression obligatoire des sentiments " (cf. Mucchielli, 1994b). En 1947, dans un article posthume, Halbwachs reviendra à son tour sur la question en rappelant la leçon sociologique qui s'en dégage : " Non seulement l'expression des émotions mais à travers elle les émotions elles-mêmes sont pliées aux coutumes et aux traditions et s'inspirent d'un conformisme à la fois extérieur et interne. Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère ont d'abord été éprouvés et manifestés en commun, sous forme de réactions collectives. C'est dans les groupes dont nous faisons partie que nous avons appris à les exprimer mais aussi à les ressentir. [...] la spontanéité personnelle ne se fait jour que dans des formes qui sont communes à tous les membres du groupe, et qui modifient et façonnent leur nature mentale aussi profondément que les cadres du langage et de la pensée collective " (Halbwachs, 1947, p. 173).
  5. Halbwachs (1950, chap. 2) ajoutera plus tard qu'il existe un rapport étroit entre les habitudes et l'aspect des lieux où l'on vit. Les maisons, les meubles, etc., restent chargés de la mémoire des ancêtres qui peuplent les souvenirs des vivants. On peut donc dire que, pour chacun, cette tradition familiale est un lien vivant entre les générations, qui lui assigne sa place au sein du groupe.
  6. Cette idée que les représentations collectives des classes sociales sont intimement mêlées aux représentations familiales est un leitmotiv chez Halbwachs.
  7. " données immédiates de la conscience "... chacun aura relevé ici l'emprunt fait à Bergson.
  8. On comprend aisément comment le raisonnement s'applique à l'étude de la famille en général, prise comme objet de la psychologie collective.
  9. Par exemple, une nation a des frontières qu'elle s'efforce de maintenir, et des souvenirs qui s'attachent à cette structure spatiale, comme quand en France on commémore la fin de la guerre de 1914. Et ces souvenirs se mêlent à d'autres qui ont trait notamment à la vie politique passée : le triomphe de la République contre l'Empire allemand en 1918 est parfois associé à la Révolution et aux emplacements qui lui sont liés : la Bastille, la Convention etc.
  10. Ce cadre d'analyse s'applique, on l'aura compris, à des groupements tels que la famille, la nation, etc.
  11. Pour plus de détails, cf. J. Stoetzel, 1978, p. 134-144.
  12. Cf. aussi les commentaires de Jean Duvignaud (1968) et Fernand Dumont (1971).

 

 

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