Une approche sociologique de la prostitution

de rue

A sociological approach of street prostitution

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Sujet / subject

Un compte rendu soulevant des questions théoriques et méthodologiques en matière de sociologie interactionniste de la déviance (notamment la question de l'entrée dans la carrière déviante), à propos d’un ouvrage sur la prostitution / A book review posing theoretical and methodological questions in interactionnist deviance sociology (in particular the question of deviant career's entrance).

Référence complète / complete reference

Compte rendu de Stéphanie Pryen (Stigmate et métier. Une approche sociologique de la prostitution de rue, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, 231 p.)

paru dans la Revue française de sociologie, 2000, 3, p. 590-593.

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Texte intégral / text in full

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Les recherches sur la prostitution ont ouvert un champ pratiquement vierge pour la sociologie française au cours des années 90. Le présent livre en constitue une contribution importante en y promouvant le paradigme de la sociologie interactionniste de la déviance, les principaux auteurs de référence de S. Pryen étant Everett Hughes, Erving Goffman et Howard Becker. Ceci implique le dépassement des approches étiologiques individuelles, mais aussi celui des approches qui réduisent la prostitution au rapport de domination des hommes sur les femmes. L’auteur énonce d’emblée trois critiques que l’on peut faire aux approches marxistes et féministes traditionnelles : primo, à force de dénoncer la relégation, la domination ou l’exclusion, elles ont généralement pour effet d’enfermer à leur façon les personnes dans ce statut de prostituées et de victimes passives ; secundo, elles ne rendent pas compte de la complexité de la réalité sociale – à commencer par la diversité des personnes prostituées (qui sont des femmes mais parfois aussi des hommes, homosexuels, travestis ou encore transsexuels, sans parler des enfants, garçons et filles) – ; tertio, elles discourent a priori sur la signification d’une pratique, sans interroger le sens et le vécu des acteurs de cette pratique (p. 10-14). C’est au contraire ce vécu des " personnes prostituées " que la sociologue a voulu restituer. Pour cela, il lui fallait mener une longue recherche de terrain. Cette dernière s’est déroulée à Lille, entre 1991 et 1998, dans un univers social circonscrit : celui de la prostitution féminine de rue (il est d’autres formes de prostitution). Durant ces années, exploitant notamment plusieurs opportunités institutionnelles (dans le cadre de la prévention du Sida et du contrôle sanitaire de la toxicomanie [1]), l’auteur y a réalisé 35 entretiens semi-directifs, pratiqué de l’observation in situ et passé un questionnaire auprès de 55 personnes (p. 24-29). Au bout du compte, elle estime ainsi " avoir rencontré une grande proportion de la population prostitutionnelle exerçant son activité dans les rues de Lille durant la période de l’enquête " (p. 207), et avoir une idée assez claire et détaillée de leurs conditions de vie. Enfin, elle a interrogé l’environnement social des personnes prostituées : les habitants des quartiers ou des rues de la prostitution, de même que les policiers, les médecins, les travailleurs sociaux et les bénévoles associatifs travaillant tous auprès de cette population.

L’auteur situe d’emblée son travail à la croisée de deux champs : celui de la sociologie des professions et celui de la sociologie de la déviance. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, la prostitution y est analysée à la fois comme une transgression stigmatisée et comme une profession, un métier au sens de Hughes : " on peut dire qu’un métier existe lorsqu’un groupe de gens s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services " (2). La prostitution serait une " relation de service " stigmatisée, un " sale boulot ", un " mal nécessaire " qui oscille depuis toujours entre la tolérance voire la reconnaissance d’une utilité sociale (l’initiation sexuelle des jeunes hommes, la compensation de l’insatisfaction sexuelle dans le couple et de la misère sexuelle du célibataire ou du travailleur éloigné de son foyer) et la réprobation (p. 16-24). C’est du reste une pratique qui n’est " ni vraiment interdite, ni vraiment autorisée " (p. 39).

Le premier chapitre détaille l’évolution actuelle de cette construction sociale du stigmate (p. 31-74). L’auteur en conclut que, malgré la mobilisation récente liée à la prise en charge et à la prévention du Sida et de la toxicomanie, les personnes prostituées oscillent toujours entre le statut de victime et celui de délinquant ou d’inadapté social, et se trouvent encore constituer " l’un des groupes les plus réduits au silence dans la société ".

Le second chapitre introduit le lecteur dans la vie quotidienne des personnes prostituées de rue lilloises. L’auteur décrit d’abord les deux quartiers de racolage dont la population diffère sensiblement : l’une est jeune, entrée récemment dans la pratique, souvent toxicomane, originaire des quartiers en difficulté de la région, mal logée, parfois agressée ; l’autre a davantage de caractéristiques inverses. Elle décrit ensuite la principale composante de la pratique : le racolage sur la voie publique (et la concurrence souvent féroce qui s’établit pour l’occupation d’un territoire) qui a pour but d’ouvrir à la négociation conduisant parfois à " la passe ". L’auteur insiste ensuite sur la fréquence des agressions dont sont victimes les personnes prostituées (60% des interrogées avaient été agressées en moyenne deux fois au cours des six derniers mois). Enfin, elle décrit les pratiques sexuelles.

Le chapitre 3 est intitulé " La socialisation professionnelle ", l’auteur expliquant en réalité que le " métier " de prostituée de rue ne se transmet pas de personne à personne et que les seules règles sont le respect des territoires et des tarifs (les plus âgées évoquant la perte d’un certain nombre de normes collectives et d’une certaine solidarité jadis existantes). L’entrée dans la prostitution (la " première fois ") est généralement " racontée comme étant un hasard, une rencontre, un événement objectivé, extérieur […] comme si l’on ne s’y attendait pas, l’on ne l’imaginait pas. Le plus souvent, le récit laisse la plus grande part à la sollicitation externe dans un contexte de nécessité économique " (p. 108-109). C’est du reste cette très grande précarité qui, alliée à la toxicomanie, domine l’image de la personne prostituée qui ressort de cette description. Les jeunes filles qui entrent régulièrement dans la prostitution de rue viennent très souvent des mêmes quartiers en difficulté de l’agglomération lilloise où se concentrent chômage et pauvreté, handicaps liés à la discrimination raciale, implantation des trafiquants de drogue ; elles ont fréquemment connu le placement en foyer éducatif, voire la prison (sur les 55 interviewées, 10 ont connu la prison, dont 7 toxicomanes).

S. Pryen se tourne ensuite vers les autres acteurs de la prostitution. Elle revient d’abord sur le rôle de la Brigade de protection et de préservation sociale (l’ancienne " Brigade des mœurs ") chargée du contrôle de la prostitution, dont l’action et l’attitude à l’égard des personnes prostituées se distinguent nettement de celle des policiers ordinaires. Les premiers ont en effet intérêt à mieux traiter celles qu’ils utilisent aussi pour du renseignement, là où les seconds ne voient que les troubles à l’ordre public. Arrive ensuite la question attendue du proxénétisme, qui remet en question l’image traditionnelle du grand mafieux exploitant les femmes aussi bien que les machines à sous. Pour ce qui concerne la prostitution de rue, ce type de proxénète aurait quasiment disparu, la plupart des affaires traitées par la police consistant aujourd’hui en proxénétisme hôtelier (hôtels, bars ou salons de massage dont les patron[ne]s, au mieux, ferment les yeux sur l’utilisation) ou en proxénétisme " de couple " (un seul homme protégeant une seule femme contre l’agression et le vol, ou une intervention de la police) (p. 127). Vient enfin le personnage du " dealer " dont on n’apprend guère du reste, si ce n’est qu’il peut devenir à l’occasion une sorte de proxénète surveillant l’activité des femmes qu’il fournit en drogue afin de garantir le paiement de cette dernière.

 

Sur tous ces points, l’ouvrage est d’une richesse descriptive certaine. L’auteur souhaitait faire mieux connaître et comprendre l’univers de la prostitution de rue et il y a incontestablement réussi. C’est un territoire méconnu de la grande pauvreté (économique, relationnelle, physiologique) qu’elle décrit sans misérabilisme ni effet de manche. Nous souhaitons cependant nuancer certaines de ses interprétations théoriques, sur le plan de la sociologie des professions et sur celui de la sociologie de la déviance.

Quant au premier axe interprétatif, il nous semble qu'à décrire la prostitution de rue comme une profession ne différant fondamentalement des autres que par sa stigmatisation et donc son inorganisation légale, on perd une partie de la signification sociale du phénomène. Certes, l’auteur insiste notamment sur les " compétences " et les " savoir faire " que nécessiterait le rapport au client, en particulier le repérage d’éventuels clients à problème face auxquels il faut " avoir de la psychologie " (p. 143 et suiv.). Mais peut-on vraiment dire que c’est là une compétence professionnelle ? Nous pensons plutôt qu’il s’agit d’une adaptation empirique face à une situation dangereuse, et non d’une technique spécifique. Nous ne voyons pas non plus pourquoi l’on devrait considérer " l’apprentissage de l’intériorisation d’un stigmate et des moyens de le manipuler " comme une autre facette du " métier " (p. 151). Tout stigmatisé s’en défend, c’est bien compréhensible (3), mais il ne faut pas en être dupe. Etrange métier que celui que l’on dissimule même à sa famille voire à son conjoint, où l’on n’est souvent qu’un corps échangé contre de quoi survivre. En fait de " profession de service " (ce que certaines formes de prostitution institutionnalisée furent peut-être), cette nouvelle prostitution féminine de rue nous apparaît surtout comme une activité de survie dans un contexte de misère, marquée de surcroît par la dépendance à la drogue. Qu’au fil du temps, cette activité se routinise et fasse l’objet d’un discours entre acteurs ne suffit peut-être pas à en faire un métier.

Du point de vue de la sociologie de la déviance, la posture interactionniste classique nous semble laisser en partie ouverte l’analyse de l’entrée dans la carrière prostitutionnelle. Pour l’auteur, ce serait " le hasard d’une sollicitation dans un contexte de misère ", ce qui soutient l’idée d’un processus individuel ordinaire construit comme déviance par la stigmatisation. Nous approuvons cette interprétation pour d’autres formes de déviance (notamment de nombreuses petites délinquances). Mais le fait de se prostituer est-il si ordinaire ? S. Pryen semble embarrassée par cette question. Après avoir écrit : " nos propres données ne nous permettent pas véritablement de répondre à la question " (p. 114), elle cite des travaux anglo-saxons qui soutiennent l’idée d’aboutissement d’une série d’autres stigmatisations ayant peu à peu fabriqué une identité sexuelle déviante dans l’esprit de l’acteur (p. 118-119). On aurait pourtant voulu en savoir davantage car, tout en éprouvant une grande méfiance face aux interprétations courantes de la psychopathologie, il nous semble que toute jeune femme se trouvant dans une situation de misère économique et de dépendance toxicomane ne devient pas pour autant prostituée, quant bien même l’occasion s’en présente. Dès lors, on ne peut écarter totalement l’hypothèse d’éléments psychologiques (liés notamment au passé familial) que des analyses de biographies individuelles auraient pu éclairer.

 

Notes

 

  1. A titre indicatif, 30 des 55 personnes interrogées sont toxicomanes, la quasi totalité étant héroïnomanes.
  2. E. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, trad. fce. Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 99.
  3. C’est du reste ce que S. Pryen explique très bien dans le chapitre 4 consacré aux stratégies de neutralisation du stigmate (on se souvient ici de l’article classique de Sykes et Matza, 1957). Elle souligne la nécessité de toujours " garder la face ", de dire que l’on voudrait sortir de la toxicomanie puis de la prostitution, de prétendre que l’on réfléchit déjà à comment retrouver un emploi légitime, de parler de la " fonction publique " que remplit la prostitution qui ne serait pas qu’ " une affaire de sexe et de fric ", de trouver toujours plus mal loti que soi (ainsi les prostituées droguées sont-elles stigmatisées par les non-droguées comme étant les véritables personnes en déchéance), etc. (p. 155-195).

 

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