Les durkheimiens et la raciologie

Durkheimians and raciology

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 Référence complète / complete reference

Sociologie versus anthropologie raciale. L'engagement des sociologues durkheimiens dans le contexte "fin de siècle" (1885-1914), Gradhiva. Revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, 1997, 21, pp. 77-95.

 

 

 

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Sociologie versus anthropologie raciale.

L'engagement des durkheimiens dans le contexte

" fin de siècle " (1885-1902)

 

 

 Définitivement déconsidérée en ethnologie au lendemain de la seconde guerre mondiale, car associée au racisme puis au colonialisme, la notion de " race " avait déjà fait l'objet d'un rejet scientifique précoce à la fin du XIXème siècle, à l'initiative des sociologues durkheimiens. C'est au récit de cet aspect central et pourtant peu connu de l'arrivée de la sociologie dans le champ intellectuel de l'époque que ce travail est consacré. Nous nous efforcerons d'en saisir la trame analytique dans le discours des membres du groupe constitué par Durkheim autour de la revue l'Année sociologique, tout en précisant le rôle du contexte politico-intellectuel (l'antisémitisme et l'Affaire Dreyfus) et celui du contexte scientifique de concurrence entre les divers groupes (anthropologues, anthroposociologues, sociologues de divers obédiences) prétendant au magistère intellectuel en matière d'explication des comportements collectifs.

 

La centralité de la notion de race dans l'anthropologie du XIXè siècle

 

L'anthropologie française s'est très largement construite intellectuellement autour du concept de race à partir du premier tiers du XIXème siècle. Lorsque le physiologiste et linguiste William Edwards fonde la Société ethnologique de Paris en 1839, il définit son programme : " l'étude des races humaines ". De sorte que ethnologie devient alors synonyme de raciologie (Blanckaert, 1988). Prolongeant le processus de " naturalisation intégrale de l'homme " perceptible dès la génération des Idéologues dans la mesure où elle suppose que l'ensemble des comportements et des pensées soient inscrits dans l'organisation physiologique (Moravia, 1974), la raciologie romantique à dominante polygéniste se caractérise par une essentialisation des inégalités : désormais " la race est fixe, héréditaire, discrète, elle témoigne d'une ascendance directe, alors que la variété des hommes, telle qu'étudiée [jadis] par Buffon ou Blumenbach, atteste la plasticité de leur organisation " (Blanckaert, 1995a : 23). La race apparaît donc comme le concept clef de cette nouvelle discipline, remplaçant celui d'Homme pour introduire une hiérarchisation historicisée permettant de définir une échelle de la civilisation au bas de laquelle le "sauvage" voisine avec le singe anthropoïde, tandis qu'à l'opposé l'homme blanc civilisé représente la fin de l'histoire. Pour Paul Broca, fondateur de la Société d'anthropologie de Paris en 1859, le principe est le même :

 

" La description particulière et la détermination de ces races, l'étude de leurs ressemblances et de leurs dissemblances, sous le rapport de la constitution physique comme sous le rapport de l'état intellectuel et social, la recherche de leurs affinités actuelles, de leur répartition dans le présent ou dans le passé, de leur rôle historique, de leur parenté plus ou moins probable, plus ou moins douteuse, et de leur position respective dans la série humaine : tel est l'objet de la partie de l'anthropologie que l'on désigne sous le nom d'ethnologie " (Broca, 1871 : 9).

 

Certes, la fixité des races postulée par le polygénisme se heurte à l'histoire, au constat des innombrables brassages, croisements et métissages. Mais l'argument n'a pas valeur de réfutation. Broca peut bien dire que la fixité n'est pas absolue, il n'en maintient pas moins – et prêtons attention à la sémantique des mots – que l'anthropologue doit retrouver la " pureté ", " l'ordre naturel " derrière les " déguisements " qui résultent de croisements du reste géographiquement limités. Pour lui, les peuples donnés ne sont pas les véritables réalités scientifiques que l'anthropologue doit découvrir par la comparaison et en reconstruisant les filiations (Broca, 1876 : 11-12). Pourtant, en 1879, désirant faire le point sur l'usage scientifique de cette notion anthropologique cardinale, Paul Topinard (1830-1911), alors directeur-adjoint du Laboratoire d'anthropologie (créé par Broca en 1868), produit dans la Revue d'anthropologie un mémoire de soixante-dix pages faisant l'histoire et le point chiffré du sujet. Ses conclusions sont on ne peut plus nettes :

 

" La race pure n'est qu'une notion abstraite de type ainsi fixé, mais dans l'état actuel de l'humanité ce n'est qu'un rêve. On a bien dit : "Qui a vu un Toda les a tous vus"; mais on en disait autant des Indiens de l'Amérique du Sud avant d'y avoir regardé de près. On l'a répété pour les Andamans, mais nous n'en possédons qu'une douzaine de crânes en Europe qu'aucun observateur n'a vus tous à la fois, et des voyageurs ont déclaré que dans les îles Mincopies il en existe plusieurs types. Les Esquimaux qui ont l'un des types les plus accusés connus, présentent aussi des divergences parfois considérables; leur dolichocéphalie se transforme insensiblement en brachycéphalie, en allant de l'Est à l'Ouest; au Groenland même, en laissant de côté sa partie méridionale où des croisements de date connue expliqueraient leur différence, il y a des tailles, des formes de nez et d'yeux très anormales. Les populations soumises à notre étude sont donc des agglomérations complexes et non des races; les races, ce sont leurs éléments constituants; mais ces éléments étaient eux-mêmes des peuples qui, à leur tour, étaient formés de races que l'on retrouve de même à l'état de peuples dans le passé. Les races sont des abstractions dont nous établissons les types par voie d'analyse. Les peuples c'est tout ce qui est au moment de l'observation, les races c'est ce qui a été par rapport à ces peuples " (Topinard, 1879 : 651)

 

Nous sommes en 1879... soixante dix ans avant le fameux cycle de conférence de l'UNESCO (" La question raciale devant la science moderne "). Les conclusions de l'expertise de Topinard auraient dues être rédhibitoires, indiquant clairement la distance qui sépare le sens commun d'une construction scientifique, appelant une remise en cause profonde de la pertinence du concept de race en etnologie. Or il n'en fut rien. Il nous semble clair que le socle épistémologique tout entier de l'anthropologie en aurait été ébranlé, sa prétention même à être la science de l'homme, à s'occuper aussi d'ethnologie et non seulement de physiologie.

Ce débat fondamental – dont l'absence aura, nous le verrons, des conséquences intellectuelles gravissimes – fut d'autant mieux évité qu'un autre n'allait pas tarder à occuper tous les esprits. En effet, au cours des années 1870, avec les découvertes de la préhistoire et les débats retentissants suscités par Darwin avec la publication de l'Origine des espèces (traduit en 1862), la communauté anthropologique française est progressivement centrée sur la question du transformisme. Broca, on le sait, lui est hostile, son polygénisme est atemporel (Blanckaert, 1989). Armand de Quatrefages et ceux qui restent de l'école monogéniste chrétienne le sont naturellement aussi. Pourtant, la mouvance libre-penseuse et matérialiste qui domine progressivement la Société d'anthropologie de Paris puis l'École d'anthropologie de Paris (créée en 1875) va rapidement parvenir à concilier polygénisme et transformisme et faire de " l'évolution des races humaines " un programme de recherche très cohérent (1). Les travaux de Gabriel de Mortillet en préhistoire, Abel Hovelacque en linguistique, Charles Letourneau en ethnographie et sociologie, André Lefèvre en histoire des religions, peuvent être regardés comme autant d'applications de ce que l'on pourrait appeler le "paradigme évolutionniste racial" porté par ce groupe.

 

Le paradigme évolutionniste racial en sociologie : l'oeuvre de Letourneau

 

L'oeuvre de Charles Letourneau (1831-1902) constitue une première tentative d'extension systématique du paradigme évolutionniste racial à la sociologie. À la fin des années 1870, celle-ci n'est encore qu'un mot, forgé par Auguste Comte en 1839. En 1872, son disciple Émile Littré avait certes fondé la première Société de sociologie qui, " conformément aux principes propres à la philosophie positive, [...] admet que ses travaux doivent avoir exclusivement pour base l'examen des lois naturelles qui règlent la constitution et la marche des sociétés " (article 2) (2). Mais, aux dires de Georges Wyrouboff (codirecteur de la revue La philosophie positive avec Littré), la Société a disparu dès 1875, les quelques réunions n'ayant rien donné sinon le constat que les études empiriques n'existant pas, il était impossible d'organiser un travail collectif sur la base d'une méthode acceptée par tous (Wyrouboff, 1881 : 5-6). A ce moment-là, la sociologie semblait donc mal partie. Toutefois, le succès de la République et le rôle qu'y jouent les positivistes (Littré, Ferry, Gambetta) allaient remettre rapidement le mot au goût du jour à la fin des années 1870. Tandis que les Principes de sociologie de Spencer commencent à être traduits (1878 et 1879 pour les deux premiers volumes), en 1878 Espinas soutient sa thèse sur Les sociétés animales qui apparaît aux contemporains comme un manifeste pour la sociologie évolutionniste. Alfred Fouillée le discute deux ans plus tard en compagnie de Comte et Spencer dans La science sociale contemporaine, la même année (1880) Charles Letourneau édite La sociologie d'après l'ethnographie. Enfin paraissent l'année suivante La sociologie d'Eugène de Roberty, Les colonies animales d'Edmond Perrier (qui vient appuyer Espinas) et L'homme et les sociétés de Gustave Le Bon dont le deuxième volume est entièrement consacré à la constitution de la " science sociale ".

 

C'est donc dans ce contexte que Letourneau tente d'imposer sa conception évolutionniste et polygéniste comme cadre conceptuel pour cette sociologie qu'il présente en 1881 dans l'article " Anthropologie " du Dictionnaire des sciences anthropologiques comme " le département le plus vaste et de beaucoup le plus intéressant des districts anthropologiques " (Letourneau, 1881a : 99). L'année suivante, il suscite à la Société d'anthropologie de Paris la rédaction d'un questionnaire de sociologie et d'ethnographie que Topinard accueille comme " une lacune qu'il est temps de combler, aujourd'hui surtout qu'un mouvement important se produit autour de nous en ce sens " (Blanckaert, 1995b : 51). Letourneau essaye même à ce moment de donner un organe d'expression indépendant à la future discipline, si l'on en croit le commentateur anonyme (Letourneau ?) du lancement de la Revue internationale de sociologie de Worms : " il y a une douzaine d'années, l'un des professeurs de l'École [d'anthropologie] se hasarda à proposer successivement un projet de revue de sociologie à deux des principaux éditeurs de Paris " mais l'idée n'aboutit point (Anonyme, 1893 : 170). Qu'à cela ne tienne, Letourneau obtiendra en 1884 la création à son bénéfice d'une Chaire d'Histoire des civilisations à l'École d'anthropologie de Paris et il y professera ses idées jusqu'à sa mort en 1902.

Le schéma évolutionniste qui guide son oeuvre est par exemple exprimé d'une façon toute positiviste dans l'article " Sociologie " du Dictionnaire des sciences anthropologiques :

 

" les sociétés humaines suivent, dans leur développement progressif, une marche sensiblement la même, quels que soient le pays, la race, le temps. Toutes, elles passent par une série d'étapes déterminées, avec plus ou moins de rapidité suivant qu'elles sont plus ou moins bien douées, plus ou moins bien favorisées par le milieu physique et les circonstances " (Letourneau, 1881b : 1014).

 

Toutefois l'évolutionnisme progressif de Letourneau (qui vise aussi à déduire les conditions d'accès à une société socialiste) est logiquement tempéré en permanence par son polygénisme. C'est une contradiction qui traverse toute son oeuvre. Ainsi, en 1880, dans La sociologie d'après l'ethnographie, il insiste tout autant sur l'aspect naturaliste de son programme, sur ce polygénisme sériaire rigide qui lui fournit le cadre tout tracé de l'analyse historique puisque à ses yeux il va de soi que :

 

" Jamais une race anatomiquement inférieure n'a créé une civilisation supérieure. Sur une telle race pèse une malédiction organique dont le poids ne peut être alléger que par des efforts bien plus que millénaires, par une lutte pour le mieux soutenue pendant des cycles géologiques. Or, sous le rapport de la noblesse organique, les races humaines sont fort dissemblables; les unes sont élues, les autres sont réprouvées " (Letourneau, 1892: 3).

 

Malgré l'infinie diversité que l'on observe à la surface de la terre, explique le naturaliste, " en ne tenant compte que des très gros caractères, on peut grouper, anatomiquement et sociologiquement, les types de l'humanité actuelle en trois divisions maîtresses " : " 1/ L'homme nègre, au cerveau réduit, surtout dans la région frontale, qui est étroite et fuyante; au crâne allongé ou dolichocéphale. Corrélativement les mâchoires sont prognathes, c'est-à-dire saillante en museau rudimentaire; le nez est plus ou moins épaté. En outre la peau est noire [...] 2/ L'homme jaune, mongol ou mongoloïde, s'écarte davantage de l'animalité. Son cerveau, plus développé chez les Mongols asiatiques, très réduit encore chez les mongoloïdes américains, est mieux conformé. La région frontale, où réside surtout l'intelligence, est moins sacrifiée; elle est même relativement très développée chez les Mongols d'Asie. Le crâne est large et court, brachycéphale; le prognathisme bien moins accusé; [...] la peau jaune et les yeux bridés. 3/ L'homme blanc a gravi encore quelques degrés de plus dans la hiérarchie organique. Son cerveau s'est épanoui, son front s'est élargi et redressé; ses maxillaires se sont réduites et il n'y a plus chez lui de prognathisme et de bouche lippue. Les yeux sont droits, bien ouverts, de nuance tantôt claire, tantôt obscure, tandis qu'ils étaient presque invariablement noir chez les types précédents. De même la chevelure, au lieu d'être toujours noire, revêt des teintes diverses, du blond au noir de jais. La peau est plus ou moins blanche et les cheveux tantôt droits, souvent bouclés, ne sont jamais crépus " (ibid. : 3-4). Un océan sépare ainsi les bas-fonds de l'humanité que représente le nègre qui " n'a su créer de civilisation élevée " tandis que, " en dépit de ses imperfections, de ses faiblesses et de ses vices, la race blanche, sémitique et indo-européenne, tient cependant, pour le présent, la tête, dans le steeple-chase des groupes humains. C'est dans le sein des groupes ethniques de race blanche que l'énergie intellectuelle a pris l'essor le plus varié, le plus luxuriant; c'est là que l'art, la noblesse morale, la science, la philosophie se sont le plus largement épanouis. En résumé, la race blanche, dans toutes ses variétés, est actuellement la moins rétive au progrès " (ibid. : 4). Dans ces quelques phrases, le titulaire de la Chaire d'Histoire des civilisations à l'École d'anthropologie de 1884 à 1902 a condensé le fond de sa science. L'ensemble de son oeuvre qui représente une douzaine de volumes invariablement intitulés " L'évolution de tel phénomène (mariage, famille, droit, commerce, guerre, religion, etc.) dans les divers races ", reproduit sans cesse le même schéma. L'ordre racial évolutionniste fournit le cadre chronologique et le plan des livres avec des chapitres qu'il n'y a plus qu'à remplir d'exemples empruntés aux récits de voyages et aux livres d'histoire les plus connus.

 

En 1881, Letourneau avait certes échoué dans son projet de revue sociologique. Mais quinze ans plus tard, René Worms allait lui donné l'occasion d'apparaître au premier plan de la vie institutionnelle de la discipline. On le sait (Clark, 1967; Geiger, 1981), ce juriste et philosophe est l'organisateur des première institutions durables de la sociologie française : une revue (la Revue internationale de sociologie en 1893), une collection (chez Giard et Brière, la même année), un institut (l'Institut international de sociologie, la même année) et une société savante (la Société de sociologie de Paris en 1895). Dans cette entreprise, Worms affichait un éclectisme intellectuel total, recherchant des soutiens et des auteurs dans tous les courants de la sociologie et dans toutes les autres sciences humaines. Or si ses liens avec les facultés de droit sont bien connus, ses relations avec l'anthropologie le sont beaucoup moins. Elles sont pourtant essentielles. Worms a notamment entretenu des relations étroites avec Letourneau et Manouvrier. Ainsi, nous apprenons au détour d'un compte rendu que les séances des premiers congrès de l'Institut international de sociologie se tinrent, grâce à Manouvrier, dans la salle des séances de la Société d'anthropologie (Worms, 1895b : 877). De son côté, Worms fera nommer Letourneau vice-président de l'Institut en 1895 et bientôt président de la Société de sociologie. Par ailleurs, il ne cessera de louer les mérites de l'anthropologie dans les comptes rendus de sa revue. En 1895, il rend ainsi hommage collectivement aux animateurs de la Revue mensuelle de l'École d'anthropologie de Paris (le haut lieu de la raciologie évolutionniste) " cette revue inspirée par un esprit scientifique excellent et où les sociologues peuvent trouver beaucoup à apprendre " (Worms, 1895a : 258). De même, en 1897, il appuiera Letourneau, " un des trop rares sociologues qui se sont unis à l'étude détaillée des faits ethnographiques et historiques. C'est là le grand mérite de la série déjà imposante des ouvrages qu'il a consacrés aux principales institutions humaines " (Worms, 1897b : 922).

Ces précisions nous permettent de comprendre que Letourneau sera d'autant plus volontiers choisi comme cible par les durkheimiens que le coup était double : en dénonçant les faiblesses scientifiques de l'anthropologue, ils affaiblissaient aussi le sociologue qui le soutenait : leur rival Worms.

 

Le premier temps de l'offensive durkheimienne : la critique méthodologique

 

En 1895, quelques semaines après la parution des Règles de la méthode sociologique et alors qu'il s'apprête à mettre sur pied une équipe de jeunes chercheurs, Durkheim publie en Italie un premier état de lieux des études sociologiques en France qui, malgré les quelques dissimulations volontaires qu'il comporte, révèle assez clairement les positionnements critiques de son entreprise (Mucchielli, 1995a). Le tout premier adversaire désigné par celui qui allait devenir la figure centrale de la nouvelle discipline est " Le groupe anthropologique et ethnographique " organisé depuis 1859 par Broca. Il s'agit bien là d'un groupe prétendant au magistère en sociologie car, explique Durkheim,

 

" Si, à l'origine, on a pu croire qu'elle [l'anthropologie] se limiterait aux études d'anatomie, elle ne tarda pas cependant à élargir son champ de recherche. Les limites mal définies de ce qu'on appelle anthropologie se prêtaient à cette extension. C'est ainsi que la sociologie, ou, du moins, une section de la sociologie, put y être admise; ce fut la sociologie ethnographique. Le terme d'ethnographie servit d'intermédiaire entre l'anthropologie et la sociologie proprement dite. Comme on avait affirmé, d'une part, que l'anthropologie s'occupe surtout des races et qu'on avait admis, d'autre part, que la civilisation varie selon les races, la civilisation – matière sociale par excellence – ne devait-elle pas être considérée comme une partie naturelle de l'anthropologie ? " (Durkheim, 1895 : 76).

 

Ainsi Durkheim a bien saisi le glissement d'une anthropologie de l'homme physique vers une anthropologie des civilisations qui s'opère par le biais de la théorie raciale. Et dès ce moment il désigne également à juste titre son principal interlocuteur potentiel en la personne de Letourneau. À cette date, il s'agit d'ailleurs d'une vieille connaissance pour Durkheim. Dès 1888, dans son cours d'introduction à la sociologie de la famille, il signalait le livre de l'anthropologue consacré à cette question (Letourneau, 1886) comme un exemple caricatural d'observation des peuples primitifs conduite sans méthode par des préjugés idéologiques (Durkheim, 1888 : 17). Sept ans plus tard, tout en reconnaissant le " travail considérable " que représente la série de livres consacrée par Letourneau à l'évolution des différentes institutions sociales dans l'histoire, il réitère d'abord sa critique méthodologique de l'usage incontrôlé de sources trop anciennes et concernant trop exclusivement les sociétés primitives :

 

" Ses livres sont des répertoires de documents qui peuvent être utilement consultés par des sociologues à la recherche d'informations. Malheureusement, les matériaux ainsi réunis, sont plus remarquables par leur abondance que par leur valeur, l'auteur n'ayant pas toujours soumis à une critique approfondie la façon dont il les a choisis. [...] Un sociologue qui se fonderait exclusivement ou principalement sur des récits de voyage risque d'être taxé de fantaisiste. [...] La prépondérance accordée aux sociétés sur lesquelles nous n'avons pas de renseignements très précis s'explique par une espèce de simplisme révolutionnaire qui est à la base de la doctrine " (ibid. : 77-78).

 

Pour Durkheim, Letourneau est fasciné par ce qu'il imagine être le "communisme" authentique des sociétés primitives, et il ne voit dans l'évolution postérieure des sociétés historiques qu'un long fourvoiement dont seul le socialisme contemporain pourrait constituer enfin une issue heureuse. Or une telle attitude est contraire à toute méthode scientifique :

 

" c'est substituer à l'enseignement des faits une théorie a priori. [...] Telle est, en effet, la véritable explication de cette méthode. Letourneau affronte l'étude des phénomènes sociaux avec des préjugés pratiques qui, d'avance, déterminent ses conclusions. [...] Son simplisme est évident, car elle [cette conception] nie toute raison d'être aux formes complexes de civilisation; mais ce simplisme lui-même a pour origine le besoin de faire table rase de l'état social actuel, la conviction que l'humanité ne peut être sauvée qu'à la condition d'être libérée " (ibid. : 80).

 

Nous avons cité longuement cette analyse de Durkheim car elle fournit aussi le canon d'une critique que nous retrouverons par la suite invariablement – et en général beaucoup plus durement – sous la plume des collaborateurs de l'Année sociologique. Ainsi, dès le premier volume de la revue, deux nouveaux essais évolutionnistes encyclopédistes de Letourneau sur l'histoire de l'esclavage et l'histoire du commerce (1897a et b) provoquent les critiques d'Albert Milhaud qui met l'accent sur les sources puisées dans une ethnographie dépassée : " Pourquoi citer Sully-Prudhomme ? [...] Cook ? On ne cite plus Prescott pour le Pérou, lorsqu'on a Markham (1892) et Middendorf (1894, 1895) " (Milhaud, 1898b : 516) (3). Passé le tournant du siècle, pour des raisons que nous verrons dans un instant, cette critique prendra des allures de relégation définitive et méprisante. Le ton de Marcel Mauss, en 1901, ne trompe pas : " chose curieuse, les livres de M. Letourneau marquent tous la même date dans l'histoire de la science. La sociologie resta toujours pour lui une subdivision d'une anthropologie toute philosophique et toute de vulgarisation " (Mauss, 1901b : 150). L'avant-dernier livre de l'auteur (" qui, après tout, eut son heure scientifique ") ne mérite même pas l'analyse : " la faiblesse des généralisations historiques de M. Letourneau est assez connue, et nous préférons jeter une sorte de voile sur tous les chapitres qui traitent de la mentalité sémitique, de la mentalité romaine, hellénique et enfin médiévale " (ibid. : 151). De plus, la critique méthodologique touchera aussi des auteurs assez semblables à Letourneau comme André Lefèvre, autre matérialiste évolutionniste que Mauss balayera dans les Notes critiques/Sciences sociales de François Simiand comme un exemple typique " des ouvrages d'un genre vieilli, d'une science inexistante, d'une érudition banale, et qui n'ont d'autre mérite que d'exploiter un sujet sur lequel les travaux de vulgarisation n'abondent pas " (Mauss, 1903 : 196). Enfin, en 1904, Durkheim tirera lui aussi un trait sur le passé à propos du dernier livre (posthume) de Letourneau consacré à l'histoire de l'évolution de la condition féminine dans les sociétés humaines :

 

" on ne peut pas n'être pas effrayé de la masse énorme de problèmes complexes que soulève une telle étude. Ce n'est pas en un livre de 500 pages qu'il est possible de les traiter avec quelque méthode. Aussi le travail de M. Letourneau ne se présente-t-il que comme une revue sommaire de faits, pris à toutes les sources, sans critique aucune, et interprétés à la lumière du transformisme le plus simpliste " (Durkheim, 1904 : 434).

 

Pour être complet, il faut d'ailleurs ajouter que la critique méthodologique de Letourneau s'est toujours accompagnée d'un rappel – et, à l'occasion, d'un respect sinon d'un soutien – des positions socialistes de l'auteur. En les explicitant d'une manière laissant entendre leur adhésion au principe, les durkheimiens pouvait d'autant mieux mener parallèlement une critique méthodologique dévastatrice. Cela étant, il faut remarquer que, dans tous ces textes, les durkheimiens s'attaquent à la méthode et la philosophie de l'histoire de Letourneau, non à son évolutionnisme racial. Et on peut y voir une stratégie, bien plus efficace qu'une critique plus directe des fondements raciologiques de l'anthropologie. Durkheim en avait pourtant ouvert la possibilité dès 1897.

 

Une réfutation du facteur racial

 

Sans revenir ici sur les pages de la Division du travail social consacrées à la réfutation du rôle primordial de l'hérédité dans la vie sociale (Durkheim, 1902 : 291-310; Mucchielli, 1994 : 896-898), le seul texte dans lequel Durkheim se soit véritablement employé à réfuter explicitement l'importance de la race au plan sociologique est le chapitre II du Livre premier du Suicide. Citant le monogéniste Quatrefages puis le polygéniste Broca, Durkheim rappelle d'abord habilement que " non seulement le vulgaire, mais les anthropologistes eux-mêmes emploient le mot dans des sens assez divergents " (Durkheim, 1897 : 54). Et il n'a ensuite aucun mal à montrer que, si l'on met de côté les questions d'origine (insolubles en l'état actuel des connaissances) pour s'en tenir à la définition consensuelle de la race comme population d'individus partageant les mêmes caractères somatiques distinctifs et se les transmettant invariablement de génération en génération, les peuples s'étant tellement mélangés depuis la nuit des temps, " il n'est pas sûr qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui répondent à cette définition " (ibid. : 55). En réalité,

 

" un type humain que l'on constitue uniquement à l'aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et la forme du crâne, n'a pas assez de consistance ni de détermination pour qu'on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux. Les types plus spéciaux et de moindre étendue qu'on appelle les races au sens large du mot ont un relief plus marqué, et ils ont nécessairement un rôle historique, puisqu'ils sont des produits de l'histoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu'ils soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu à sa manière sans grande rigueur scientifique " (ibid. : 57).

 

Dès lors le futur directeur de l'Année sociologique prévient ses troupes :

 

" Ces observations préliminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phénomène social quel qu'il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d'autant plus nécessaire que cette incertitude de l'anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini. D'autre part, en effet, les races originelles n'ont plus guère qu'un intérêt paléontologique et, de l'autre, ces groupements plus restreints que l'on qualifie aujourd'hui de ce nom, semblent n'être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité " (ibid. : 58).

 

À ces arguments déjà forts, Durkheim va enfin ajouter une démonstration statistique déterminante. Certains auteurs ayant prétendu qu'il existait une disposition raciale au suicide, il va montrer par exemple qu'il ne peut pas être constitutif de la race allemande de se suicider davantage puisque les émigrés allemands vivant en Autriche se comportent différemment (ibid. : 60-62). C'est donc bien le milieu social, non la constitution physiologique, qui détermine le comportement.

 

Au moment où Durkheim rédige ces pages, le thème racial n'est encore qu'une théorie générale qui sert de fondement paradigmatique aux anthropologues évolutionnistes qu'il a présentés en 1895. Les choses auraient pu en rester là, les sociologues durkheimiens auraient pu développer leurs hypothèses de leur côté et continuer la critique des livres du genre de ceux de Letourneau sans se soucier directement de l'évolution de l'anthropologie. Mais le thème racial va prendre une dimension politique nouvelle avec la montée de l'antisémitisme qui culmine durant l'Affaire Dreyfus. C'est sans doute une des raisons qui inciteront les durkheimiens à combattre de front l'anthropologie raciale avec une stratégie bien définie et qui se révélera payante.

 

La nouvelle dimension politique de la notion de race

 

A la suite de la grande dépression économique qui touche la France au début des années quatre vingt s'ouvre une vague de racisme dont les premières victimes sont les travailleurs immigrés belges et italiens. Mais en 1882, le krach de la banque L'Union Générale déclenche aussi les premières grandes réactions antisémites, notamment orchestrées par les instances catholiques (Verdès-Leroux, 1969). Composante profonde de l'imaginaire politique français, l'antisémitisme se trouve ainsi ranimé (4). En 1883 est lancé l'hebdomadaire L'Antisémitique dont l'audience est encore faible : il ne survit pas plus d'une année (Sternhell, 1978 : 180-184). Toutefois, après 1885, les choses s'accélèrent de nouveau, surtout à partir de ce " coup de tonnerre " qu'est la parution des deux épais volumes de La France juive d'Édouard Drumont (1886). L'expression n'est sans doute pas trop forte pour qualifier le succès de ce livre dont les éditeurs vendent peut-être 150 000 exemplaires au cours de la première année et qui connaîtra près de 200 rééditions jusqu'à la guerre de 1914 (Winock, 1990 : 117 et suiv.). Malgré quelques critiques secondaires, l'ouvrage est célébré tant par le père de Pascal dans La Croix que par Benoît Malon, Auguste Chirac et Albert Regnard dans la Revue Socialiste. La force et le succès de Drumont résident ainsi dans la synthèse qu'il opère : " il a su unifier, dans une perspective historique – tour à tour sociale, religieuse, politique – les trois sources principales des passions anti-juives : l'antisémitisme chrétien, l'anti-capitalisme populaire et le racisme moderne " (ibid. : 121). Mieux, à travers le mythe juif, Drumont amalgame toutes les inquiétudes de son temps : la dégénérescence de la race, la corruption du régime, la crise économique, l'exploitation du peuple par le capitalisme, le déclin des folklores et des traditions (Angenot, 1989 : 24-26). Enfin Drumont aura toujours soin, et ceci nous intéresse particulièrement ici, de donner à son antisémitisme une allure scientifique. En 1886, se réclamant de Renan, il systématise le couple Aryen/Sémite pour en faire la clef d'une explication méta-historique. Pour lui, ce sont bien deux races dont les caractères sont constants depuis la nuit des temps et que tout oppose, tant le caractère que la physionomie et l'anatomie cérébrale. Et si, en 1886, ses descriptions sont encore totalement imprégnées des clichés mythiques véhiculés par les ouvrages catholiques (que Drumont a beaucoup lu depuis sa récente conversion) (5), par la suite son discours prendra l'allure de l'abstraction savante : " le juif est un être très particulier, organisé d'une façon distincte de la nôtre, [...] ayant des aptitudes, des conceptions, un cerveau qui le différencient absolument de nous " (Drumont, 1890 : XVI).

En 1892, la scandale de Panama connaît un énorme retentissement et vient encore renforcer et organiser la propagande antisémite au point qu'on a pu y voir une véritable répétition générale préparant l'Affaire Dreyfus (Mollier, 1991 : 11). Fort du succès de ses livres et du journal La libre parole qu'il lance en 1892, Drumont apparaît alors véritablement comme le porte-parole de l'antisémitisme français. En 1898, il est élu député d'Alger et reconstitue alors avec Jules Guérin l'ancienne Ligue antisémitique qui publie l'hebdomadaire L'antijuif d'août 1898 à décembre 1902 (Sternhell, 1878 : 177-178). Un seul homme peut, en cette fin de siècle, rivaliser avec lui sur le terrain de l'antisémitisme littéraire et politique : Maurice Barrès. Il est en effet, " l'un des premiers, sinon le premier homme politique français d'envergure à exploiter politiquement, avec un succès considérable, la poussée antisémite des années quatre-vingt " (ibid. : 207). Élu boulangiste à 29 ans, Barrès représente une nouvelle génération politique et intellectuelle. Derrière Boulanger, il veut " régénérer " la France (en 1897, son roman Les déracinés fera grand bruit). Ses premiers arguments antisémites sont ceux de Drumont. Mais peu à peu, " l'influence décisive de Jules Soury l'amènera vers un antisémitisme physiologique et racial " (Sternhell, 1972 : 233).

Jules Soury est en effet un auteur important dans le champ scientifique du moment. Proche des anthropologues matérialistes, collaborateur de Ribot dès les débuts de la Revue philosophique, traducteur de Lange et de Haeckel, Jules Soury est de tous les coups contre le spiritualisme dans les années 1870-1880. Ce sont ses amitiés républicaines qui lui valent en 1881 la création d'une chaire de psychologie physiologique à l'École Pratique des Hautes Études. Dans les années 1890, il mène des travaux reconnus de psychophysiologie. Sa monumentale synthèse sur Le système nerveux central est une apologie du déterminisme scientifique où s'annonce déjà une mystique de l'hérédité (Soury, 1889). Et dans ses cours, il n'hésite pas à dévoiler une philosophie pessimiste de l'histoire fondée sur la dégénérescence de la race, l'appauvrissement de l'hérédité dont les lois gouverneraient le monde, les êtres n'étant que " des automates " mûs par " les instincts héréditaires " (Sternhell, 1977 : 124-125). En 1894, Soury se lance dans la campagne nationaliste antisémite, il en sera encore un des principaux théoriciens pendant l'Affaire Dreyfus, proclamant :

 

" Le fait de l'irréductibilité morale et intellectuelle du Sémite et de l'Aryen est parfaitement établi [...]. Les caractères différentiels du Sémite et de l'Aryen ont été souvent étudiés en ethnologie, en anthropologie, en épidémiologie, en clinique. Le sémite réagit autrement que l'Aryen à la plupart des maladies infectieuses [...] et présente, ainsi que Charcot aimait à le répéter dans ses leçons, une neurologie (névroses, psychoses, affections organiques des centres nerveux) profondément distincte de celle de l'Aryen", ceci découlant logiquement "des caractères anatomiques et physiologiques différents relativement à la structure et à la texture des tissus des divers systèmes d'organes, du système nerveux en particulier " (Soury, 1902 : 140-141; cité par Sternhell, 1977 : 132).

 

Ainsi la race juive forme bien, selon la formule de Renan, " une combinaison inférieure de l'espèce humaine " dont Soury dresse le portrait physiologique en terme de dégénérescence et d'atavisme. Et de cette croyance en la toute-puissance de la race, découleront ces deux terribles conséquences : d'une part la culpabilité de Dreyfus n'aura pas besoin d'être prouvée car, au fond, " elle se déduit de sa race " (cité par Sternhell, 1977 : 132); d'autre part l'universalisme de la Déclaration des Droits de l'Homme est une illusion (" il n'y a de justice qu'à l'intérieur d'une même espèce ") car les valeurs morales sont propres à chaque race. En l'espèce le cas de Dreyfus ressort moins de la justice française que d'une " chaire d'ethnologie comparée " dira Barrès. Et, durant l'Affaire Dreyfus, le nationaliste ira même jusqu'à proclamer ouverte " La guerre des races " (Sternhell, 1978 : 118).

 

Ainsi l'antisémitisme n'est plus en 1898 le banal préjugé discriminant qu'il était encore vingt ans plus tôt. Drumont et Barrès, en assurant la fusion du boulangisme, du nationalisme et de l'antisémitisme, ont " élevé le mythe juif à la hauteur d'une idéologie et d'une méthode politique " (Winock, 1990 : 132). Ils ont même tenté de lui donner un fondement scientifique avec Soury et ils pourront bientôt aussi invoquer le nom de Vacher de Lapouge.

 

La raciologie aristocratique et la métaphysique héréditariste

de Gobineau à Vacher de Lapouge

 

Formé par Blanchard, Duval et Mortillet à l'École d'anthropologie de Paris (Taguieff, 1989 : 13), grand admirateur de Galton, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) conçoit au début des années 1880 le projet d'une nouvelle science sociale entièrement fondée sur les lois de l'hérédité. Il anime à partir de 1886 un cours libre d'anthropologie à la Faculté des sciences de Montpellier où il n'obtiendra pourtant jamais de chaire et restera bibliothécaire toute sa vie (Thuillier, 1977). Il publie à partir de 1885 ses théories dans la Revue d'anthropologie de Topinard; et de 1890 à 1893 il fait paraître des études de crâniologie moderne et préhistorique dans L'anthropologie de Cartailhac, Hamy et Topinard. Enfin, à partir de 1893, il est accueilli par deux des principales revues de science sociale : la Revue d'économie politique et la toute nouvelle Revue internationale de sociologie de Worms. Lapouge est donc connu et reconnu dans l'ensemble du champ scientifique.

Lapouge conçoit toute l'histoire de l'Europe comme la lutte entre deux races (brachycéphale et dolichocéphale) aux qualités bien distinctes qui donnent des caractères humains opposés. La théorisation raciale et la mesure crâniométrique viennent une fois de plus rationaliser des préjugés socioculturels issus du sens commun :

 

" le brachycéphale est frugal, laborieux, au moins économe. Il est remarquablement prudent et ne laisse rien à l'incertain. Sans manquer de courage, il n'a point de goût belliqueux. [...] Rarement nul, il atteint rarement au talent. [...] Il est très méfiant, mais facile à piper avec des mots, sous lesquels sa logique exacte ne prend point la peine de rechercher les choses; il est l'homme de la tradition, et de ce qu'il appelle le bon sens. [...] En religion, il est volontiers catholique; en politique, il n'a qu'un espoir, la protection de l'État, et qu'une tendance, niveler tout ce qui dépasse, sans éprouver le besoin de s'élever lui-même " (Vacher de Lapouge, 1887 : 80).

 

Bien entendu, le dolichocéphale détient les qualités symétriquement inverses : " Il a de grands besoins " il est " aventureux ", son intelligence est vive est " peut aller jusqu'au génie ", il ne parle pas : il agit, il est protestant, libéral, " il croit être avant peu le maître incontesté de la terre ". Par le biais économique, la guerre entre les deux races est ouverte et les "populations blondes" sont en train de marquer les premiers points. Ainsi, quoique sa théorie de la division du monde en deux races le distingue nettement au sein du monde anthropologique du moment, la notion même de race fonctionne avec lui plus que jamais comme une catégorie essentialisée. La race, transmise par l'hérédité, est l'alpha et l'oméga de l'être humain : " avec une impérieuse nécessité, les lois de l'hérédité condamnent chaque homme à être ce que veut sa naissance " car " l'étendue de l'hérédité est aussi universelle et sa force aussi irrésistible que celle de la pesanteur " (Vacher de Lapouge, 1893 : 419-420 et 430).

À partir des Sélections sociales (1896), on peut relever chez Lapouge et ses émules une référence constante à Gobineau comme " précurseur " de l'anthroposociologie. C'est une tendance naturelle d'une doctrine cherchant à se donner de l'importance que de s'enraciner dans une tradition historique nationale. Après son maître, Muffang présenta donc Gobineau comme un précurseur " très oublié en France, mais singulièrement apprécié à l'étranger " (Muffang, 1899 : 565, n. 2) dont le " chef d'oeuvre " aurait influencé Renan et Taine (Muffang in Ammon, 1898 : 145) (6). Certes, ni la mort du Comte Arthur de Gobineau en 1882, ni la réédition de son Essai sur l'inégalité des races humaines en 1884 (1ère éd. 1855) n'avaient fait grand bruit. Pourtant ce nom va devenir familier des intellectuels français à partir du tournant du siècle. Une telle doctrine ne pouvait, on s'en doute, que donner des arguments aux doctrinaires du nouveau nationalisme raciste (7). Toujours est-il que c'est à partir de ce moment là que le nom bien oublié de Gobineau redevient connu et utilisé dans le champ intellectuel, ainsi qu'en témoigne la parution de plusieurs essais exposant et critiquant sa pensée (cf. notamment Seillière, 1903 et Dreyfus, 1905) (8).

 

Nous n'avons pas besoin d'explorer ici plus avant la biopolitique de Vacher de Lapouge (on se reportera pour cela aux travaux de Béjin [1982] et de Taguieff [1989, 1990, 1991, 1994]). Nous devons surtout insister sur le fait que ces travaux ont été intégralement publiés dans les grandes revues de l'anthropologie française. On comprend certes assez bien que dans la Revue de l'École d'anthropologie dominée par les réciologues évolutionnistes, Collineau (1898 : 35) puisse faire le plus grand éloge de cette " lecture captivante ", cette " troublante éloquence " qui " invite à la méditation ". La référence transformiste le contentant pleinement et suffisant à ses yeux à situer Lapouge dans le champ scientifique. Mais Topinard puis Hamy et Cartailhac ont fait plus encore en publiant pendant près de dix ans les textes de Lapouge dans leurs revues. On peut se demander du reste quelles étaient leurs motivations. Certes, les travaux de Lapouge avaient l'apparence scientifique que donne la crâniométrie, mais Topinard était expert en ce domaine, il avait déjà critiqué Le Bon (Topinard, 1882) et il aurait dû être le premier à contester la pertinence des constructions de Lapouge. De même il est difficile d'interpréter la complaisance de Hamy et Cartailhac (en tant que directeurs de L'anthropologie) face à une doctrine si contraire à certains de leurs principes (la revue publie même Otto Ammon en 1892).

 

En fin de compte, il nous semble clair que, profitant de l'état d'éclatement du champ anthropologique et de l'absence de contrôle de la production intellectuelle, Vacher de Lapouge avait réussi à la fin du XIXème siècle à se donner une autorité intellectuelle dans le champ scientifique. Or il est par ailleurs établi qu'il était en correspondance avec Drumont qui célébra son livre de 1896 (Les sélections sociales) dans La libre parole du 18 octobre 1897 et qui s'en servira encore à des fins antisémites pendant l'Affaire Dreyfus (Taguieff, 1991 : 38-40). En 1898, au moment où Durkheim lance la revue l'Année sociologique, alors que l'Affaire Dreyfus arrive à son point culminant, il est normal que Lapouge lui apparaisse comme un adversaire total en même temps qu'un interlocuteur incontournable. C'est à l'étude précise de leurs rapports qu'il nous faut à présent nous attacher.

 

L'engagement de Célestin Bouglé (9)

 

A partir de 1897, tandis que Durkheim évitera autant que possible l'engagement publique autre que strictement scientifique, Bouglé va se poser en adversaire constant de l'anthropologie raciale et de ses théories inégalitaires. Pour lui la nouvelle anthroposociologie, comme l'ancienne phrénologie de Gall, postule sans aucun fondement un lien de causalité direct entre une donnée physiologique (en l'occurrence la conformation des crânes) et une donnée psychosociologique. Un tel raisonnement vicie toute l'entreprise :

 

" Expliquer n'est pas seulement constater entre deux phénomènes une relation fréquente, c'est montrer comment l'un produit l'autre et dérouler la série des intermédiaires grâce auxquels l'un sort de l'autre. Or quelle série d'intermédiaires il resterait à découvrir pour permettre à l'esprit de passer de ce phénomène extérieur et simple qui est la brachycéphalie, à ce phénomène intérieur et complexe qui est l'idée d'égalité, on paraît l'oublier trop facilement. [...] si la constitution anatomique d'un individu implique bien certaines aptitudes très générales, c'est le milieu social qui les détermine [...]. Parce qu'elle néglige les causes prochaines de la formation des idées, l'anthroposociologie ne saurait fournir une véritable explication du progrès des tendances démocratiques : ses "lois" les mieux vérifiées pourront toujours être soupçonnées de ne pas énoncer autre chose que de vastes coïncidences. C'est par une autre méthode, c'est en définissant les conditions psychologiques de la formation de l'idée d'égalité et en signalant l'action des phénomènes sociaux sur ces conditions mêmes qu'on trouverait peut-être, du succès de cette idée, des raisons vraiment déterminantes " (Bouglé, 1897 : 450) (10).

 

On voit bien la force de la critique : Bouglé ne conteste nullement que les individus aient à la naissance des facultés différentes, c'est une évidence qu'il n'était point besoin de montrer avec tant d'acharnement dit-il en substance. Mais le rôle de la nature s'arrête là. Au-delà, c'est dans la société que s'élaborent les principes qui organisent le comportement de ces individus. Et surtout, quoi qu'il en soit, les principes qui gèrent l'organisation sociale relèvent de l'idéal et non de la science :

 

" S'il est vrai que, en déclarant les hommes égaux, nous portons un jugement non sur la façon dont les a faits la nature, mais sur la façon dont la société doit les traiter, les crâniométries les plus précises ne sauraient nous donner ni tort ni raison. En croyant qu'il appartient à des observations scientifiques de juger, en dernier ressort, de la valeur de cette idée pratique, l'anthropologie oublie que les questions sociales ne sont pas seulement "questions de faits" mais encore et surtout "questions de principes" " (ibid. : 461).

 

A ces deux objections méthodologiques capitales, Bouglé ajoutera des critiques issues de l'examen attentif des faits biologiques. En 1904, avec La démocratie devant la science, il y consacrera un livre entier, très documenté, dans lequel il entrera de plein-pied dans les discussions et montrera aisément les contradictions de la soi-disant " loi de brachycéphalisation croissante " comme la réalité historique du métissage généralisé. Après Espinas, Perrier, Durkheim et tant d'autres promoteurs de l'idée de solidarité, il contestera que la concurrence soit le seul moteur de l'évolution. Pour autant il ne cherchera pas à tout prix à démontrer le contraire, constatant simplement que la solution n'est pas univoque et que cette équivocité même ne fait une fois de plus que justifier le rôle primordial de l'éthique :

 

" ce qui se dégage de plus net de nos recherches sur les leçons de la biologie, c'est l'extrême difficulté où est l'homme de "laisser parler la nature" pour enregistrer son conseil : la conseillère parle plusieurs langages et varie les réponses suivant les idées préconçues des enquêteurs. Il reste qu'en attirant l'attention sur la multiplicité des sens ou des modes de l'évolution organique et en limitant la vérité du darwinisme, nous avons libéré notre idéal des prophéties fatalistes dont on le poursuivait " (Bouglé, 1904 : 228).

 

Au total, de 1897 à la guerre, c'est plus d'une vingtaine de livres, d'articles et de comptes rendus que Bouglé a rédigé contre l'anthroposociologie. Ses trois grands livres de la période sont tous, d'une certaine manière, des réfutations de l'anthropologie raciale. Ainsi sa thèse de doctorat de lettres, Les idées égalitaires (1899) est une démonstration sociologique que le progrès des idées démocratiques ne peut pas être lié à l'accroissement numérique des brachycéphales dans les villes :

 

" Est-il besoin de dire que, malgré les nombreuses statistiques que manient MM. Ammon et Vacher de Lapouge, de pareilles propositions se dérobent à toute vérification ? La dolichocéphalie ne semble avoir garanti de la démocratie aucun peuple moderne. Pour être sensiblement dolichocéphale, l'Angleterre possède-t-elle rien, dans ses institutions, qui trahisse qu'elle répugne, plus que la France ou l'Amérique, à l'esprit que nous avons défini [démocratique] ? Bien plus, une des "lois" les plus intéressantes de nos auteurs ne se retourne-t-elle pas contre leur thèse ? Ils ont prouvé que les dolichocéphales se concentrent dans les villes; mais si nous prouvons que les villes, comme elles sont des foyers de concentration pour les cerveaux dolichoïdes, sont aussi des foyers d'expansion pour les idées démocratiques, que deviendra le parallélisme établi entre l'égalitarisme et la brachycéphalie ? " (Bouglé, 1899a : 73-74).

 

De même, les résultats du premier et dernier grand travail empirique de Bouglé, consacré au régime des castes en Inde, sont encore à plusieurs reprises dirigés contre les théories anthroposociologiques et même contre l'anthropologie raciale en général (11). Dans le livre qu'il publie finalement en 1908, un très long chapitre est consacré à l'examen détaillé de plusieurs volumes de mesures crâniométriques prises en Inde par des anthropologies anglais; et il se clôt sur le constat que

 

" D'une part, les mensurations anthropométriques, appliquées à des sujets de castes différentes, ne nous ont pas permis de conclure que la hiérarchie des castes correspondait exactement à une hiérarchie des races. D'autre part, la transformation de la société hindoue par la civilisation anglaise ne nous a pas permis de conclure que la spécialisation héréditaire avait déposé, chez les fils des différentes castes, des facultés essentiellement différentes. En un mot, entre les différences physiques, les différences sociales et les différences mentales, les corrélations nettes continuent à nous manquer. Après comme avant l'observation du monde hindou, les thèses maîtresses de la philosophie des races, transformées en anthroposociologie, restent indémontrables et invraisemblables " (Bouglé, 1908 : 123).

 

 

Contre le racisme et l'antisémitisme

 

Au cours de l'Affaire Dreyfus, les théories anthropologiques ont souvent été évoquées pour servir de caution à l'antisémitisme et c'est un point sur lequel Bouglé va à nouveau intervenir à plusieurs reprises, aux côtés cette fois de Durkheim.

Répondant à l'enquête d'Henri Dagan sur l'antisémitisme en 1897, en pleine Affaire Dreyfus, Durkheim met en évidence le rôle de bouc-émissaire des juifs : " quand la société souffre, elle éprouve le besoin de trouver quelqu'un à qui imputer son mal, sur qui elle se venge de ses déceptions. [...] ce sont les parias qui servent de victimes expiatoires " (Durkheim, 1899 : 253) (12). Mais encore une fois c'est Bouglé qui, dans ses conférences populaires et ses articles rassemblés notamment dans l'ouvrage intitulé Pour la démocratie française (1900), se fera l'adversaire le plus combatif des théoriciens racistes. Dans sa thèse il se montrait déjà catégorique : " tout ce qu'on enlève à l'influence du "génie des races" pour l'attribuer à des circonstances précises est autant de gagner pour la science " (Bouglé, 1899a : 70-71). Et dès la fin de l'année 1898, Bouglé s'était lancé dans la campagne dreyfusarde. Un des thèmes de prédilection de ses multiples conférences populaires est la dénonciation des fausses théories raciales qui justifient l'antisémitisme, la réponse à Drumont qui a fait de la race "son cheval de bataille" et à Barrès qui a " mis à la mode les dissertations ethnologiques " (Bouglé, 1900 : 45-46). " La philosophie de l'antisémitisme est une des branches de la métaphysique des races " et Bouglé en retrace la genèse historique : l'idée de race tire sa force du fait qu'elle a symbolisé et condensé la puissance du sentiment national des peuples européens en guerre. Plus profondément encore il la rapproche du besoin qu'éprouvent les peuples primitifs de fonder la fraternité sur le sang. Tout cela a pu trouver des justifications scientifiques dans la première moitié du siècle, dit-il, mais la science n'en est plus là :

 

" l'alliance des historiens et des anthropologues est aujourd'hui dénoncée; l'explication "par la race" n'apparaît plus que comme un pis-aller. "C'est au moment où elle est chassée du cabinet des savants, dit M. Darlu, que l'idée de race descend dans la rue". Un fatalisme mystique et un matérialisme paresseux, voilà ce qu'il y a au fond de la métaphysique des races [...]. Des phrases vagues, tant qu'on en voudra, des substantifs imposants, des symboles ingénieux, l'anthropologie chère aux antisémites peut encore en fournir; mais des explications scientifiques satisfaisantes, jamais " (ibid. : 62).

 

Bouglé se livre donc sans retenue dans la campagne. En effet il a parfaitement vu le danger que représentait la pression des ligues et du groupe antisémite à la Chambre des députés et dénonce : " l'avènement de l'antisémitisme comme parti politique français " (ibid. : 43). L'enjeu est désormais éminemment politique et Bouglé trouve en 1899 des mots hélas prophétiques car ils pourraient aussi bien dater de 1940 :

 

" Nous demander, au nom de la diversité des races, des lois spéciales contre une catégorie de citoyens parce qu'ils sont plus ou moins dolichocéphales que la majorité des autres; nous presser de les exclure de nos droits, c'est donc, il faut s'en rendre compte, nous inviter à renier ce rationalisme généreux qui est la tradition de la France. [...] Lors donc que les antisémites prennent le masque du "nationalisme", invoquant "la vieille tradition française", en appellent au "génie du pays", ce n'est qu'une ironie sanglante. Rendez à l'Allemagne des idées importées d'Allemagne, c'est nous qui aurions le droit de vous dire : votre philosophie ne choque pas seulement l'esprit scientifique, elle heurte les idées qui sont l'âme de la France. Parce que vous n'avez su comprendre ni le progrès de la science, ni la logique nationale, vous n'êtes pas seulement des philosophes aveugles, mais des Français égarés " (ibid. : 69-70).

 

 

L'Année sociologique et l'anthroposociologie

 

Les trois premiers volumes de l'Année sociologique (1898-1900) contenaient une rubrique " Anthropo-sociologie ", placée dans la sixième section (" Divers ") aux côtés de la " Socio-géographie " et de la démographie, et dont la rédaction est confiée à Henri Muffang (1864-?), principal disciple français de Lapouge. Après tout ce que nous venons de dire, le fait peut surprendre et ne doit pas être interprété trop hâtivement. Pourquoi Durkheim choisit-il de faire à son tour de la publicité à des idées radicalement opposées aux siennes ? Une des raisons est exprimée assez clairement dans l'" Avertissement " qui précède la rubrique tenue par Muffang (et auquel une note renverra dans chacun des volumes suivants):

 

" Il a pu sembler parfois que l'anthroposociologie tendait à rendre inutile la sociologie. En essayant d'expliquer les phénomènes historiques par la seule vertu des races, elle paraissait traiter les faits sociaux comme des épiphénomènes sans vie propre et sans action spécifique. De telles tendances étaient bien faites pour éveiller la défiance des sociologues. Mais l'Année sociologique a, avant tout, pour devoir de présenter aux lecteurs un tableau complet de tous les courants qui se font jour dans tous les domaines de la sociologie " (Durkheim, 1898 : 519).

 

La stratégie de Durkheim est assez claire. Lapouge est un auteur incontournable dans le champ scientifique. Et il est important de préciser ici qu'il a été très bien accueilli dans la Revue internationale de sociologie de Worms, le grand concurrent de Durkheim. Lapouge y écrit régulièrement (1893, 1894, 1895); Muffang y publie aussi (1897) et renforce encore la légitimité de l'anthroposociologie en traduisant ses défenseurs étrangers, Otto Ammon (1898) et Carlos Closson (1898), qui viennent à leur tour expliquer la hiérarchie des races et l'opposition des dolichocéphales et des brachycéphales. Enfin, en 1897, René Worms dans sa revue et Frédéric Paulhan (proche collaborateur de Ribot) dans la Revue scientifique, ont offert au livre de Lapouge Les sélections sociales (1896) un accueil favorable. Certes ils ont noté tous les deux que le propos est " unilatéral " et devait être complété par d'autres; mais il n'en demeure pas moins qu'à leurs yeux " les théories de l'auteur [...] s'impose à l'étude de quiconque s'intéresse à la sociologie scientifique " (Paulhan, 1897 : 13; Worms, 1897a : 330). On comprend donc que Durkheim ne pouvait, au seuil d'une nouvelle revue à prétention d'impartialité, de critique méthodologique mais non doctrinale, condamner directement une théorie admise dans le champ. Mais il ne voulait pas non plus paraître y adhérer. Son texte est donc un compromis et, malgré ses précautions de forme, il est très clair sur le fond (13). Enfin, l'existence d'une telle rubrique dans ces conditions (la publication avec réserve de principe confiée à un sympathisant de la dite doctrine) s'explique aussi par un hasard : le fait que Muffang et Bouglé se soient connus au lycée de Saint-Brieuc où ils enseignaient tous deux (14). Si Durkheim n'avait eu sous la main un tel collaborateur, on peut penser qu'il aurait laissé Bouglé s'occuper de ce domaine dans la première partie (Sociologie générale) de l'Année.

 

Au total, la rubrique tenue par Muffang en 1898, 1899 et 1900 ne tient guère de place dans l'Année : au plan quantitatif, en moyenne 2 % du nombre total de pages. Au plan qualitatif, on constate d'abord que les recherches françaises sont très rares : en dehors de celles de Lapouge et de Muffang lui-même, seul le docteur Collignon, médecin-major à l'École Supérieure de guerre de Paris, effectue systématiquement des calculs d'indices céphaliques (15). Les autres auteurs sont étrangers; il s'agit essentiellement du suisse Chalumeau, des américains Closson et Ripley (ce dernier étant beaucoup plus nuancé), de l'anglais Beddoe, des italiens Sergi, Livi et Niceforo.

 

Les trois premiers volumes paraissent ainsi sans surprise. Pourtant, lors du volume IV de l'Année paru en 1901, la rubrique " anthropo-sociologie " disparaît sans explication. Le désaveu implicite est certes évident, mais l'on aurait pu s'attendre à un commentaire officiel. Heureusement, face à ce silence officiel, les correspondances livrent les raisons d'une disparition annoncée, c'est-à-dire d'une offensive qui n'attendait que les conditions favorables pour se déclencher. De fait, à partir de 1900, d'une part les dreyfusards ayant gagné la partie (ils ont obtenu la révision puis l'acquittement et bientôt la réintégration de Dreyfus), d'autre part les événements politiques n'ont pas laissé indifférents les anthropologues qui réagissent à leur tour aux idées professées par Lapouge.

Concernant Muffang et sa rubrique, les choses sont assez simples. Le 10 mars 1900, Durkheim prévient Henri Hubert : " je songe à faire quelques économies sur l'anthroposociologie " (Durkheim, 1987 : 504). Le 13 juin il annonce à Bouglé : " j'ai écrit à Muffang que je supprimais la rubrique. [...] on fera à la fin une courte rubrique Anthropologie dont je partage les éléments. Le Lapouge est entre les mains de Hubert qui s'en est déjà occupé " (Durkheim, 1976 : 174). Enfin le 25 juin de la même année il avertit Hubert : " J'ai donc informé Muffang que nous n'aurons plus rien à lui envoyer. Ce qui fait d'ailleurs que nous n'avons personne de compétent pour traiter ces questions. Seconde raison pour les écarter. Il est vrai que je ne puis pas les écarter aussi entièrement que je le voudrais parce que j'ai reçu quelques ouvrages qui se rapportent à ces questions (vous en avez un) mais je n'en demanderais pas moi-même. Je mettrai une note à ce sujet dans l'Année " (Durkheim, 1987 : 509). Or, la dite note ne paraîtra pas. Pour autant, on en conclura pas que les durkheimiens ont hésité devant l'adversaire, ils ont au contraire choisi une stratégie plus englobante encore. Pour le comprendre, il faut savoir qu'entre temps un élément nouveau est survenu.

 

Avant et après Manouvrier

 

En 1900, Léonce Manouvrier (1850-1927) est professeur d'anthropologie physiologique à l'École d'anthropologie de Paris. Dernier élève de Broca, il est l'un des espoirs de sa génération. Mais il est surtout le premier, sinon à avoir compris, du moins à avoir clairement reconnu et intégré dans son travail le fait que l'anthropologie ne pouvait plus prétendre expliquer fondamentalement l'Homme par l'étude de sa constitution biologique. C'est pourquoi, il est très tôt un adversaire résolu des théories criminologiques de Lombroso (Blanckaert, 1994 : 70-75; Reneville, 1994 : 118-124). De même, il s'oppose fortement à l'usage extensif de la notion de race lors d'une séance du deuxième congrès de l'Institut international de sociologie en 1896. Son intervention fait suite à une communication qui, invoquant notamment l'autorité de Gustave Le Bon, déclarait : " la race est pour nous l'unité anthropologique distincte à laquelle correspond l'état social particulier; c'est une unité immuable et fixe qui détermine les événements sociaux " (Goldberg in Collectif, 1896 : 345). Elle répond aussi à celle Charles Limousin qui affirmait l'évidence de l'infériorité biologique des races noires. Lors des discussions qui suivirent, Manouvrier contesta ces idées reçues en rappelant que, si les races blanches comportaient bien un grand nombre d'individus supérieurement constitués,

 

" cette élite profite d'un grand nombre de conditions sociologiques étrangères à sa supériorité physiologique et résultant d'un état de civilisation, à la production duquel chaque individu pris à part et considéré physiologiquement n'a apporté qu'une infime contribution. [...] Il ne faut donc pas attribuer à une vertu originelle et inhérente à la race toute la supériorité de production que manifeste, dans des conditions plus ou moins rares, une minime partie de cette race. Il ne faut pas attribuer à une race le monopole de cette supériorité parce que des conditions manifestement extrinsèques auront réalisé la formation, parmi les individus les mieux doués de cette race, d'un plus ou moins grand nombre d'acrobates de l'intelligence " (in Collectif, 1896 : 370-371).

 

L'opposition de Manouvrier à la raciologie façon Vacher de Lapouge se situe donc dans la continuité de sa pensée. De fait, dans l'Année psychologique en 1898 et surtout dans la Revue de l'École d'anthropologie en 1899, il intervient violemment pour établir " la nullité scientifique " de ces thèses " où s'étale un simplisme effrayant " (Manouvrier, 1899 : 234). Contre cela, Manouvrier se fait le défenseur d'une sociologie en charge de rendre compte d'un niveau de complexité des phénomènes humains qui échappe à l'anthropologie : " il faut se garder de croire que la biologie soit capable de fournir l'explication immédiate des phénomènes sociaux " (ibid. : 235). Quant à ces notions de race et d'hérédité, il explique que " les aptitudes transmissibles héréditairement sont des aptitudes purement physiologiques et élémentaires [...] ne permettant en aucune façon de prévoir les actes qui seront accomplis " (ibid. : 237). Il faut donc désacraliser ces notions auxquelles le sens commun donne une valeur explicative que la science doit rejeter :

 

" en réalité l'explication par la voie du sang n'a pas eu besoin de devenir elle-même une voix de sang pour être facilement acceptée. Elle a tout simplement l'avantage d'être simple et de satisfaire l'esprit sans effort " (ibid. : 240-241).

 

Enfin Manouvrier en vient à contester l'usage de l'indice céphalique dans la nouvelle théorie anthropo-sociologique des races (qu'il voue au même discrédit que la phrénologie de Gall et l'angle facial de Camper). En effet, un usage dévoyé des mots " brachycéphalie " et " dolichocéphalie " se répand dangereusement dans le public qui finit par croire " qu'il existerait une race supérieure entres toutes et qu'elle serait dolichocéphale et blonde " (ibid. : 251-252). Or rien n'est moins prouvé, rappelle Manouvrier en dénonçant " les élucubrations d'une phrénologie nouvelle " (ibid. : 253), d'une mauvaise " aryanologie " et de sa " sinistre prédiction " (ibid. : 283) (16). Il conclut sans détour : " c'est de la pseudo-science " (ibid. : 296).

 Ce long texte de Manouvrier est essentiel car il ne passa pas inaperçu. Dans les années qui suivirent, il sera presque impossible de citer Lapouge sans nommer immédiatement son sublime assassin (17). Et les durkheimiens en firent immédiatement un très bon usage. Dans le nouveau bilan de la sociologie française qu'il publiait dans la Revue bleue en 1900, Durkheim écartait ainsi aisément Lapouge :

 

" nous ne nous sommes pas arrêtés davantage à M. Lapouge et à l'anthropo-sociologie. D'abord on pourrait se demander si cette école a bien sa place dans une histoire des progrès de la sociologie, puisqu'elle a pour objet de faire s'évanouir cette science dans l'anthropologie. Ensuite les bases scientifiques sur lesquelles repose tout ce système sont par trop suspectes, comme vient de le montrer M. Manouvrier " (Durkheim, 1900 : 133).

 

Pour en finir avec l'anthropologie raciale

 

La disparition de la rubrique anthropo-sociologie, expliquée en partie par Durkheim dans ce texte de 1900, est un premier point qu'il était assez facile de comprendre en s'informant du contexte intellectuel et scientifique immédiat. Mais il y a plus encore à dire dans cette affaire. En effet, la lecture exhaustive de l'Année sociologique ainsi que la connaissance du champ scientifique (sociologique et anthropologique) permettent aussi de saisir que les durkheimiens ont tiré profit de la situation bien au-delà du simple écartement de Lapouge et de son anthroposociologie.

En effet, le quatrième volume de l'Année sociologique (1901) dans lequel la rubrique de Muffang a disparu, contient dans sa première section (Sociologie générale) une rubrique nouvelle baptisée pour la circonstance " Anthropologie et sociologie ", dans laquelle interviennent exceptionnellement non pas Bouglé mais Aubin, Hubert et Mauss et où, cette fois-ci, ce sont les bases mêmes de l'anthropologie raciale qui sont contestées. Autrement dit, tout se passe comme si, profitant du discrédit de Lapouge et surtout de la profondeur des remises en cause acceptées par un anthropologue officiel comme Manouvrier, les durkheimiens s'en prenaient enfin à l'anthropologie raciale en tant que telle. Ainsi, dans son compte rendu du dernier livre de Lapouge L'aryen et son rôle social (1899) associé explicitement à l'article critique de Manouvrier, Hubert ne se contente pas de contester l'anthroposociologie; il étend considérablement le champ de sa critique et estime que désormais " l'on doit poser en principe qu'un caractère anatomique assez fixe pour être un caractère de race doit être dépourvu de signification intellectuelle ou morale " (Hubert 1901 : 144). Dans la même rubrique, Abel Aubin – jeune agrégé de philosophie formé par Durkheim à Bordeaux – rend tout d'abord compte du livre de Topinard L'anthropologie et la science sociale (1900) en des termes clairement hostiles sur le fond de la doctrine. Topinard oppose un homme animal et un homme social à la manière de Rousseau; il oppose en réalité une morale naturelle (égoïsme) et une morale sociale (altruisme). Or c'est là " une façon archaïque de poser le problème" liée à la théorie anthropologique même de l'auteur qui conçoit la famille primitive comme "fondée sur des rapports physiologiques " et par conséquent comme simple " prolongement de la famille animale " (Aubin, 1901 : 124). À nouveau, il s'agit d'une critique de fait qui vise le principe : ce sont les prétentions même de l'anthropologie en matière sociale qui sont contestées. Par contre et pour les mêmes raisons, Mauss fait l'éloge du livre de Jean Deniker (1900) qui établi que :

 

" les idées de races, d'espèces, de variétés, ne comportent pas dans l'étude du genre homo la même acception que dans le reste des études zoologiques. [...] si ces caractères (morphologiques) permettent de classer les races et de faire peut-être quelques hypothèses sur leurs généalogies, ils ne peuvent en aucune façon servir à constituer une science complète de l'humanité. Même pour constituer une théorie des races humaines, les caractères somatiques sont encore insuffisants. Chaque groupe a plusieurs caractères divers, et tout ce que l'on peut saisir, ce sont des rapports, des ensembles de caractères [...]. Il n'existe pas, en effet, de groupe géographiquement isolé, ni de race pure de tout croisement; sur les confins il y a toujours des types de transition " (Mauss, 1901a : 139-140).

 

Cet éloge isolé d'un anthropologue qui abandonne clairement la référence au modèle racial est capital et il aura du reste des conséquences très importantes au plan social. En effet, Deniker est alors bibliothécaire au Muséum, proche de Hamy (le successeur de Quatrefages), opposé par conséquent au courant raciologique évolutionniste de l'École d'anthropologie. En somme, Deniker et Mauss ont un adversaire commun – que représente par exemple Letourneau que Mauss balaye dix pages plus loin comme un pâle vulgarisateur (Mauss, 1901b : cf. infra) (18). Et il faut sans doute voir dans ce compte rendu l'un des premiers signes d'un rapprochement intellectuel qui, grâce une nouvelle fois aux réseaux dreyfusards (au sein desquels Lévy-Bruhl et les frères Reinach jouent un rôle considérable), se traduira bientôt dans les institutions (Mucchielli, 1998, 483-489).

 

La force d'une équipe et l'étendue d'un réseau

 

La lecture de l'Année sociologique entre 1902 et 1912 ne livre aucune information importante supplémentaire sur les débats que nous venons d'analyser. Après la phase de combat, c'est en somme celle de la gestion de la victoire, de la vigilance critique. Ainsi, en 1902, Hubert approuve Ripley mais critique Sergi (Hubert, 1902a); en 1903 il critique les allemands Schrader et Much (Hubert, 1903); enfin en 1906 il appuie les anti-lapougiens Colajanni et Finot (Hubert, 1906) (19). Et derrière Hubert, c'est l'ensemble des membres de l'Année qui se donnent la main pour tenter d'en finir avec l'anthroposociologie en faisant notamment de la publicité systématique à tous les livres participant à la critique de ce courant. Ainsi, Aubin (1904) puis Bouglé (1905) appuient, malgré leur faiblesse sociologique, les ouvrages du néo-lamarckien Jean-Louis de Lanessan (1903, 1904), hostile au darwinisme social (20). En 1906, Simiand démonte l'analyse de Niceforo (1905) qui prétendait faire " l'étude naturelle " des ouvriers " comme la zoologie fait l'étude de l'animal ou la botanique celle des plantes " et imposer aux sciences sociales une explication biologique des inégalités. Simiand dénonce une méthode qui consiste à bâtir une compilation de seconde ou troisième main autour de préjugés non questionnés, et il renverse aisément l'analyse : ce sont les inégalités économiques et sociales qui produisent les différences physiques constatées, c'est l'anthropologie qui a besoin des sciences sociales si elle veut réellement expliquer. Mentionnons enfin la recension du livre anti-lapougien de l'anthropologue belge Houzé (1906) qui permet à René Chaillé (1907 : 203) de conclure que " l'anthroposociologie n'est qu'une pseudo-science, bâtie sur des erreurs fondamentales et des déductions puériles ".

 

L'extension du regard en direction du reste du champ intellectuel, par le biais du dépouillement des revues, permet ensuite de repérer que, par le biais des réseaux dreyfusards, les durkheimiens sont également intervenus dans d'autres lieux. Ainsi en 1902, Georges Bourgin (frère d'Hubert Bourgin, proche collaborateur de Simiand et d'Halbwachs) rend compte de Der erbliche rassen und volkscharacter (Leipzig, 1902) de Steinmetz dans la Revue de synthèse historique d'Henri Berr (21). L'auteur est, avec Simmel, un des sociologues allemands avec lequel les durkheimiens ont souvent dialogué. En l'espèce, son livre contient surtout une critique serrée de Lapouge. C'est aussi Henri Hubert qui, en 1902, sous le pseudonyme de Henri Pierre, signe un nouveau compte-rendu de L'Aryen, son rôle social cette fois dans la Revue historique de Gabriel Monod (22). C'est en tant que spécialiste de mythologie et d'archéologie qu'Hubert intervient pour dénoncer " la fausse science " de Lapouge. Il note d'abord que sa classification des races n'est pas conforme à celle des anthropologues Mortillet, Topinard, Sergi et Ripley. Il montre ensuite qu'il commet de nombreuses erreurs et imprudences dans son histoire des Aryens (venus d'Europe du Nord et non d'Asie selon Lapouge), de même que ses connaissances en assyriologie et en linguistique sont pour le moins superficielles (23). Enfin " les statistiques dont il se sert et dont, nous devons le dire d'ailleurs, il corrige quelque fois les résultats, par trop grossiers, ne sont pas faites avec toute la rigueur qui serait nécessaire pour leur donner une signification quelconque " (Hubert, 1902b : 164). Les autres arguments sont ceux déjà énoncés dans l'Année sociologique : la race ne représente plus grand chose en anthropologie, les bases sont infimes par rapport aux conclusions qu'on prétend tirer.

 

À l'avant-garde du champ intellectuel

 

Après 1907, les polémiques semblent s'apaiser. On ne relève plus que quelques allusions de Parodi dans son livre sur le traditionalisme (1909) et dans une commande anglaise de Bouglé (1910) (24). Peu de choses donc. En réalité, il semble bien que la crise politique passée, le problème des races est considéré comme sinon résolu, du moins dépassé. Dés 1906, rappelant les travaux des zoologie d'Espinas, de Houssay et de Vuillemin, ainsi que les réflexions des philosophes Bouglé, Fouillée et Kropotkine, Théodore Ruyssen (1906) avait titré dans la Revue du mois sur " Le recul du darwinisme social ". Et puis surtout, dans le dernier volume d'avant-guerre de la revue, Bouglé (1913a) reprochait à Novicow (1910) son simplisme anti-darwinien et ne prenait même plus la peine d'attaquer Lapouge (1909) pour son nouveau livre. De même dans la très dreyfusarde Revue de métaphysique et de morale, le commentateur (Halévy ?) se montrait agacé par l'insistance de Novicow et écrivait significativement : " le darwinisme social n'a pas tant d'adeptes ni tant d'autorité qu'il soit nécessaire de lui opposer une si copieuse réfutation " (Anonyme, 1910 : 6). Dès les années 1907-1908, Lapouge semble donc totalement isolé et, de l'avis général, nos sociologues y sont pour beaucoup (25). Certes, ils ne furent pas les seuls intellectuels qui s'impliquèrent dans cette affaire (26). Rares furent pourtant les auteurs qui le firent aussi tôt et aussi fortement que Célestin Bouglé, et avec autant de précision et de constance que l'équipe de l'Année sociologique.

 

Marginal en 1897, le rejet de la raciologie deviendra courant dans la communauté sociologique, passé 1901. Seul René Worms tardait encore à s'en apercevoir. Au début de l'année 1901, il laissait ainsi le nietzschéen anti-socialiste Georges Palante faire dans sa revue l'éloge de L'aryen de Lapouge : " l'auteur est un remarquable psychologue social. [...] Ses vues sur l'esprit grégaire et sur la solidarité sont profondes. [...] Il y a dans ce livre plus d'un passage qui semble être une transposition en langage philosophique des idées de Frédéric Nietzsche. C'est de part et d'autre la même estime de l'individualité libre et forte, le même mépris de la médiocrité et de la lâcheté grégaire " (Palante, 1901 : 143). Pourtant, quelques mois plus tard, le congrès de l'Institut international de sociologie – dont Worms assurait comme toujours le secrétariat général – consacrait une de ses séances à la notion de race. Le vieux positiviste Eugène de Roberty (1901) condamnant fortement l'usage dévoyé de la notion de race à des fins antisémites, la plupart des participants à la discussion (Coste, De la Grasserie, Kovalewski, Novicow) s'accordèrent avec lui contre Ch. Limousin pour reconnaître que la notion de race n'a plus grand sens en anthropologie du fait des métissages historiques constants et elle a donc encore moins de sens en sociologie (Collectif, 1901). Il était temps. Convaincu jusqu'à la fin de sa vie de l'importance de la biologie en matière de sociologie, Worms s'était allié avec Letourneau et les raciologues de l'École d'anthropologie, il avait soutenu jusqu'à la fin Lapouge, Ammon, Closson et Niceforo. C'est l'ensemble de cette stratégie qu'il payait progressivement car, de l'autre côté, l'histoire donnait raison aux durkheimiens.

 

Conclusions

 

Au terme de l'examen de ces multiples débats croisés que nous avons tenté d'analyser dans leur synchronicité et dans leurs contextes à la fois intellectuel et social, il nous semble intéressant d'observer que, à côté de leurs convictions d'hommes et de citoyens – sans lesquelles tout ceci ne serait pas arrivé –, la lutte contre les modèles anthropologiques a de surcroît constitué pour les sociologues durkheimiens un quadruple enjeu :

1- au sein même de leur groupe, ils ont renforcé de façon décisive une toute récente et encore fragile collaboration en affirmant une forte cohérence scientifique autour de la doctrine de Durkheim ainsi qu'une complicité idéologique traduite au plan politique dans le dreyfusisme. Terry Clark et Philippe Besnard l'avaient déjà remarqué il y a une vingtaine d'années, il faut y insister davantage encore : à coup sûr, il s'est agit là de l'élément le plus déterminant de leur cohésion de départ.

2- dans le champ de la discipline sociologique, ils se démarquaient de leur principal adversaire René Worms et montraient la voie pour une construction pleine et autonome de la sociologie. Tandis que ce dernier avait bâti sa stratégie de développement sur la cohabitation éclectique des théories et de méthodes, accordant ainsi à l'anthropologie raciale une place au même titre que n'importe quel autre type de savoir existant, les durkheimiens se faisaient les défenseurs de la sociologie contre des doctrines qui prétendaient l'englober ou l'asservir théoriquement à l'avance.

3- ainsi, au regard de l'ensemble du champ des sciences humaines, ils autonomisaient la sociologie par rapport aux modèles naturalistes porté par l'anthropologie et par la psychophysiologie, ils en faisaient véritablement la science du social, de cette dimension sociale irréductible à la connaissance de l'individu biologique ainsi que Durkheim ne cessa de le répéter.

4- enfin, à la frontière entre le champ scientifique et le champ politique, ils donnaient des fondements scientifiques au solidarisme de Léon Bourgeois et en enlevaient au nationalisme raciste de Maurice Barrès et Charles Maurras. Last but not least...

Du point de vue méthodologique, cette étude met donc en évidence l'étroite imbrication entre science, philosophie, morale et politique. Face à l'intensité et à ces multiples dimensions du phénomène, on comprendra que ni l'histoire épistémologique préoccupée des seuls contenus prétendus " scientifiques " (par opposition aux " idéologiques "), ni l'histoire disciplinaire à la recherche du présent dans le passé, ni les approches sociologiques en termes de stratégies de conquête de la légitimité scientifique dans un champ donné, ne suffisent à comprendre le comportement des hommes et à expliquer le déroulement de leur histoire. C'est la totalité des significations existentielles de l'époque qu'il faut tenter de restituer et dont on peut alors évaluer l'importance respective selon les individus et les situations où ils se sont manifestés.

 

 Notes

  1. Les engagements scientifiques, politiques et philosophiques de ce groupe matérialiste ainsi que leur domination progressive dans les institutions créées par Broca sont bien connus: cf. les travaux de Hammond (1980), Harvey (1984), Richard (1989).
  2. La liste des 26 membres fondateurs ne comprend, à l'exception du Docteur Bertillon et du russe Eugène de Roberty (qui est alors correspondant étranger en compagnie de Stuart Mill), aucun acteur directement impliqué dans l'histoire que nous allons retracer (Anonyme, 1872).
  3. Au même moment, Letourneau est attaqué plus durement encore par Gaston Richard dans la Revue philosophique. Richard loue certes l'intention de Letourneau, il partage ses convictions socialistes et estime que c'est bien évidemment une bonne chose que de rappeler que le commerce, loin d'être depuis toujours une forme d'échange moderne ayant facilité l'avènement de la démocratie et de la liberté, est au contraire une des plus anciennes formes de domination politique et demeure souvent lié à des phénomènes d'impérialisme. Mais pour le reste, Letourneau lui apparaît comme l'archétype du pseudo-savant à dépasser : " On sait quelle est, nous ne dirons pas sa méthode, mais sa manière de procéder : une thèse adoptée avant examen, une croyance d'origine sentimentale ou un jugement préconçu sur les sociétés actuelles, au lieu d'une vérification, un choix arbitraire entre les témoignages des voyageurs et quelques citations historiques puisées dans des ouvrages de troisième main; au terme intervient le Capital de Marx prononçant la sentence de la société capitaliste [...]. De telles oeuvres n'ont rien de commun avec la science [...]. L'expression de banqueroute de la science ne serait pas trop forte si jamais M. Letourneau avait représenté la science. [...] des travaux classiques, tels que celui de Cauchy, ne sont même pas cités. [...] A vrai dire cette tâche a [déjà] été faite, et de main de maître, par Sumner Maine, que M. Letourneau ne fera certes pas oublier " (Richard, 1898 : 205-207).
  4. Bouc-émissaire rêvé du catholicisme depuis le Moyen-Age, la figure du juif est de surcroît devenue, au XIXème siècle, un élément constitutif de la rhétorique socialiste qui dénonce l'aspect le plus laïc du juif : sa réussite financière. Les Juifs détiennent le capital, ils en profitent en aliénant les travailleurs français. Telle est la vulgate dont le fouriériste Toussenel fut, en 1845, le premier grand théoricien (Winock, 1990 : 186-217).
  5. Ainsi : " les principaux signes auxquels on peut reconnaître le juif reste donc : ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrées, les oreilles saillantes, les ongles carrés, le pied plat, les genoux ronds, la cheville extraordinairement en dehors, la main moelleuse et fondante de l'hypocrite et du traître; ils ont souvent un bras plus court que l'autre " (Drumont, 1886, I : 34).
  6. Présentant officiellement l'histoire de l'anthroposociologie, Ammon écrit alors (avec la complicité de Muffang qui l'a traduit) : " Son compatriote [celui de Lapouge], le Comte de Gobineau, un homme qui est lui-même un exemple de l'ardeur investigatrice et du besoin de vérité du type aryen, avait publié en 1854 un grand ouvrage sous le titre "Essai sur l'inégalité des races humaines" dans lequel la même idée était développée avec une bien plus grande richesse d'exemples historiques. Le livre de Gobineau tomba dans l'oubli [...]. C'est en 1894 que G. de Lapouge fut amené à lire l'oeuvre de Gobineau et il n'hésita pas à [lui] exprimer sa plus complète admiration " (Ammon, 1898 : 149-150). Ammon ajoutait à la liste le nom de Nietzsche qui deviendra en effet familier de certains nationalistes français comme Henri Massis et Alfred de Tarde qui se cachaient sous le pseudonyme d'"Agathon" pour attaquer la Sorbonne dreyfusarde (Forth, 1993).
  7. Toutefois Gobineau comme Lapouge étant des théoriciens de l'aryanisme, c'est-à-dire de la race nordique sinon de la race allemande – et c'est bien la raison de la vogue allemande de Gobineau (H. S. Chamberlain, L. Schemann, R. Wagner) –, il ne sera jamais très apprécié de certains des chefs du nationalistes français comme Maurras.
  8. Il s'agissait pour ces auteur de montrer la vrai nature du gobinisme : " beaucoup moins une formule scientifique qu'une philosophie morale et politique " comme le dira Gaston Richard (1904 : 434). Le durkheimien s'élevait par ailleurs avec force contre " ces théories d'éleveurs que les enfants perdus du néodarwinisme voudraient introduire dans la législation et la politique "; ajoutant : " néanmoins cette conspiration pseudo-scientifique contre la Justice est plus malintentionnée qu'elle n'est réellement malfaisante. Si ces auteurs raisonnaient mieux, ils s'apercevraient qu'ils condamnent l'inégalité des races au nom du seul critère qui fasse loi pour eux, le succès historique, la puissance acquise, l'adaptation aux conditions de l'existence. Ils veulent mettre la société démocratique en opposition avec les lois naturelles des faits sociaux et malgré eux ils donnent à la démocratie l'appui d'un phénomène naturel et universel, le métissage, condition de la division du travail social. S'il est exagéré de dire qu'ils bénissent ce qu'ils voudraient maudire, tout au moins démontrent-ils involontairement la solidité de l'édifice dont ils prétendent ruiner les fondements " (ibid. : 435-436).
  9. Ardent défenseur de la sociologie depuis sa sortie de l'École Normale Supérieure, Célestin Bouglé (1870-1940) fut l'un des piliers de la sociologie durkheimienne avant 1914 et joua également un rôle capital dans l'enseignement et l'incitation à la recherche durant l'entre-deux-guerres depuis son poste de directeur de direction à l'ENS. Il fit par ailleurs une carrière politique et journaliste dans la mouvance de la gauche radicale. Pourtant, parce qu'il ne fut pas un pur chercheur comme Mauss, Granet ou Halbwachs, il est très injustement méconnu et négligé par les historiens de la sociologie.
  10. Dés cette première intervention, Bouglé s'appuie déjà sur des textes de Manouvrier, anthropologue important dont nous reparlerons tout à l'heure.
  11. Bouglé s'en prend notamment fréquemment à L'anthropologie et la science sociale du vieux Topinard qui, avec des intentions politiques et des conclusions pratiques différentes, soutenait lui aussi que "les réalités objectives de la science sont en contradiction avec les aspirations subjectives de l'humanité" (Topinard, 1900 : 370).
  12. Durkheim éprouve cependant le besoin de concéder sans précision que la " race juive " a " certains défauts ", même s'ils " sont compensés par des qualités incontestables ". Le texte vise surtout à dénoncer la " folie publique ", ceux qui l'entretiennent ainsi que la passivité des pouvoirs publics.
  13. Au titre des précautions, notons que Bouglé souhaitait évidemment un avertissement encore plus combatif et rentrant dans la critique de fond; mais Durkheim l'en dissuade dans une lettre du 27 septembre 1897 (in Durkheim, 1975, 2 : 411).
  14. La correspondance (maigre) atteste que, jusqu'à l'Affaire Dreyfus, les relations entre Muffang et Bouglé étaient courtoises. Elles se dégradent évidemment à la fin du mois de janvier 1898 quand Muffang refuse de signer les pétitions demandant la révision du procès [je remercie Philippe Besnard qui m'a permis de consulter cette correspondance non publiée].
  15. Il est notamment l'auteur d'une " Carte de l'indice céphalique en France " publiée dans les Annales de géographie de Vidal de la Blache en 1896 (le reste est antérieur et parut surtout dans les Bulletins et mémoires de la Société d'anthropologie de Paris).
  16. Manouvrier fait ici allusion au texte dans lequel Lapouge avait déclaré: " je suis convaincu qu'au siècle prochain on s'égorgera par millions pour un ou deux degrés de plus ou de moins dans l'indice céphalique " (Vacher de Lapouge, 1887 : 151).
  17. Manouvrier prolongea sa réfutation l'année suivante par une mise au point très technique sur la construction et l'usage des statistiques (Manouvrier, 1900).
  18. Mauss ne semble pas avoir remarqué que, dans ce livre de vieillesse, Letourneau était revenu sur un point fondamental de sa doctrine évolutionniste raciale : la frontière entre l'animalité et l'humanité. Loin de continuer à répéter que certaines races humaines vivaient sans foi ni loi pratiquement comme des singes, il accordait aux sociétés les plus primitives " quelques précieuses qualités morales dont l'absence ou la rareté relative dans les races et les sociétés moins anciennes et très policées sont assurément très regrettables " (Letourneau, 1901 : 77). Se rangeant manifestement aux théories durkheimiennes, il écrivait que " le premier type social réalisé par les hommes a été à la fois familial et communautaire; c'est celui du clan, c'est-à-dire d'une petite agglomération républicaine, cimentée par une solidarité des plus étroites. C'est dans le sein de ces petits groupes primitifs qu'ont du se former les rudiments des langues et des mythes; c'est là surtout que nos plus anciens ancêtres ont été dressés à la sociabilité, à la moralité, même et surtout à l'altruisme " (ibid. : 77).
  19. H. Hubert estime à présent que la question de la race " n'est pas un problème scientifique. Les réponses diverses qui lui sont données ne le sont pas davantage ". Il approuve le sens du livre de Jean Finot (1905) mais critique son amateurisme, ses erreurs grossières (Finot est un journaliste).
  20. Sur Lanessan et d'autres biologistes hostiles au darwinisme social au tout début du XXème siècle, cf. La Vergata (1992).
  21. revue et personnage avec lesquels les durkheimiens entretiennent par ailleurs des relations de concurrence très courtoise d'anciens camarades normaliens (Mucchielli, 1995b).
  22. Le directeur de la Revue Historique, Gabriel Monod, fut un dreyfusard particulièrement actif (Rébérioux, 1976). Par ailleurs Henri Hubert, qui était agrégé d'histoire, avait connu Monod à l'École Pratique des Hautes Études et avait déjà publié dans sa revue en 1899.
  23. Strenski (1987) a montré que toute l'oeuvre mythologique et tous les remarquables travaux de Hubert sur les Celtes et les Germains (publiés dans la collection d'Henri Berr) qui se poursuivront jusque dans les années 1930, sont aussi des prolongements de sa critique des théories raciales.
  24. A l'origine ce texte est un mémoire envoyé à l'Université de Cambridge pour le Livre d'or composé à l'occasion du Centenaire de la naissance de Darwin (cf. Bouglé, 1909).
  25. Cf. par ex. Ruyssen (1906 : 558) considérant le travail de Bouglé (1904) comme une réfutation décisive de l'anthroposociologie.
  26. Manouvrier mis à part, rappelons les critiques exprimées par Jacques Novicow (1897) et Alfred Fouillée (1898). Sans remettre en cause la raciologie de Lapouge, Fouillée montrait justement le décalage entre les données établies et les généralisation sociologiques : " les dolichocéphales-blonds semblent avoir plus de volonté énergique et même violente, une humeur plus inquiète et plus entreprenante, peut-être une intelligence plus inventive. Fonder tout un système historique et politique sur des données aussi peu précises, c'est s'aventurer beaucoup " (Fouillée, 1898 : 369). Il montrait aussi certains artifices rhétoriques : " Voilà pour l'anthropologiste une ressource commode : vous êtes intelligent et brachycéphale : c'est que vous êtes pseudo-brachycéphale. Comment distinguer ici le "vrai' du "faux" ? (...) [les écarts statistiques sont en réalité minimes] Comment donc se mettre martel en tête pour quelques degrés de plus ou de moins dans l'indice, alors que toutes ces prétendues "lois" s'enchevêtrent et s'annulent ? " (ibid. : 369).

 

 

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