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Expertise ou supercherie sur les violences urbaines ?

Par Laurent Mucchielli, chercheur au CNRS (Cesdip)

 

Ce texte est publié depuis le 2 octobre 2000

dans le journal électronique amnistia.net

 

Dans les années 1970 et 1980, la grande majorité des intellectuels considérait que l’insécurité était un fantasme sécuritaire. Les années 1990 auront consacré le retournement de cette opinion générale, la plupart semblant aujourd’hui admettre que la société française est de plus en plus menacée par la violence : violence urbaine, violence à l’école, violence dans les transports publics, etc. Il n’est pas exagéré de dire que, à tort ou à raison, ce thème est devenu omniprésent dans l’actualité médiatique, politique et intellectuelle. Ceci a, entre autres conséquences, pour effet d’encourager l’apparition de nombreux "experts", "conseillers", "spécialistes" dont les statuts sont très variables et les compétences pour le moins inégales. Leur intérêt est de se construire une crédibilité qui leur offrira un avantage certain sur le lucratif marché de la sécurité. Et pour cela, dans une société où la compétence reste fondée avant tout sur le diplôme et sur l’écrit, rien de mieux que des titres universitaires ainsi que l’assurance de sérieux que semble procurer l’écriture d’un livre.

Alain Bauer et Xavier Raufer ont frappé un grand coup ces dernières années, en publiant en 1998 aux Presses Universitaires de France un "Que-Sais-Je ?" qui a l’allure de l’ouvrage universitaire par excellence et qui constitue un véritable succès éditorial (la cinquième édition – pour plus de quinze mille exemplaires vendus – a paru en juillet 2000 à grands renforts de publicité dans les médias). Les auteurs ont de surcroît fait suivre leurs noms des mention d’ "Ancien vice-président de l’université Panthéon-Sorbonne" pour le premier (ainsi qu’enseignant à Sciences-Po), de "Chargé de cours à l’Institut de criminologie de l’Université Paris II-Panthéon Assas" pour le second. Ceci permet de passer au second plan leurs emplois principaux : PDG d’une société privée de "conseil en sûreté urbaine" pour le premier, journaliste sous son véritable nom (Christian de Bongain) pour le second. Le cas d’A. Bauer est d’autant plus étonnant que, d’une part ce titre d’ "ancien vice-président de l’université Panthéon Sorbonne" fut acquis jadis au titre de délégué étudiant, d’autre part ce titre est sujet à variation au fil des nombreux articles de presse et interviews donnés par l’auteur : il devient ainsi carrément " professeur à la Sorbonne " dans le magazine Mix (juillet 1999). Le ridicule de ces petites mises en scène fait sourire. On rit moins, cependant, lorsque l’on prend connaissance du contenu de l’ouvrage en question. On se demande en effet assez rapidement s’il s’agit d’une expertise scientifique ou bien d’une supercherie.

Les auteurs affichent certes une grande ambition : "il manquait à l'opinion, aux médias, à la classe politique un document concret, clair, bref, un livre qui allierait à la description froide de la situation, la présentation détaillée des méthodes efficaces pour tenter de maîtriser les violences urbaines". Rien de moins. Pourtant il n’est pas difficile de comprendre que leur propos a des arrières-pensées d’un tout autre genre. Dès la première affirmation du livre, on est interloqué en lisant que "toutes les données disponibles montrent que, depuis 1982, la criminalité s'est enracinée dans plusieurs centaines de quartiers urbains et périurbains de la France métropolitaine. Des zones où, souvent sans partage, règnent des délinquants toujours plus jeunes, toujours plus violents et toujours plus récidivistes". En effet, les seules "données disponibles" sur la délinquance, de façon constante et durant cette période, sont les statistiques de police. Or, primo, ces données ne montrent pas de rupture en 1982. Ainsi que chacun peut le lire dans le recueil de statistiques publié chaque année par le ministère de l'intérieur, la courbe des faits constatés indique une forte poussée durant les années 70 et jusqu'en 1984, puis une baisse entre 1984 et 1988, et de nouveau une hausse à partir de 1988. Dès lors, pourquoi donc écrire qu'un changement massif a lieu en 1982, sinon peut-être pour laisser entendre que ce changement négatif est dû à l'arrivée de la gauche au pouvoir ? Secundo, ces statistiques ne permettent en aucun cas de dire que les délinquants sont "toujours plus jeunes". Elles distinguent les majeurs des mineurs, c'est tout. Et si la part des mineurs dans la délinquance enregistrée augmente, c'est seulement depuis… 1993, et non depuis 1982. Quant à savoir, tertio, si ces mineurs sont "toujours plus violents", il faudrait pour cela regarder le détail de cette hausse de la part des mineurs, infraction par infraction. Or, ce qu'un tel examen montre, c'est que les plus fortes hausses concernent la plupart des vols, l’usage, l’usage/revente et le trafic de drogue (on rappellera qu’il s’agit essentiellement de cannabis) et les destructions et dégradations de biens privés et surtout publics. Certes, les homicides, coups et blessures volontaires ainsi que les viols augmentent également, mais ce n’est pas spécifique aux mineurs : l’augmentation a lieu également chez les majeurs. Dès lors, il est bien difficile d'étayer l'idée de délinquants "toujours plus jeunes et toujours plus violents". Ce thème constitue certes le fond de commerce de la presse à sensation ("Le chef de la bande avait 12 ans !", etc.), mais on attendait autre chose d'un ouvrage prétendant offrir un "diagnostic précis et étayé".

L’horizon des "faits clairs et précis" s’obscurcit également de gros nuages idéologiques lorsque les auteurs suggèrent à maintes reprises le lien entre la délinquance et l’immigration. Parmi les "caractéristiques communes des quartiers sensibles de la France métropolitaine", on lit : "Toxicomanie touchant parfois jusqu'au tiers des adolescents, les victimes étant souvent elles-mêmes d'origine africaine ou maghrébine". Mais, de quelle toxicomanie s'agit-il ? Ce n’est pas "clair"… Drogue dure ou haschich ? Cela n'a rien à voir dans la réalité, "sur le terrain" comme diraient les auteurs, qui ne semblent pas en réalité s'être beaucoup déplacés dans les quartiers dont ils parlent. Ensuite, le terme souvent est tout sauf "précis"… Dans quelle proportion exacte les jeunes d'origine africaine (rappelons que le Maghreb fait partie de l'Afrique) se droguent-ils dans ces quartiers ? Ensuite, combien sont-ils proportionnellement dans ces quartiers ? Si on ne le dit pas, on ne peut pas savoir s'ils se droguent plus que les jeunes d'origine française. Et les chiffres donnés dans les trois pages suivantes ne font qu'introduire encore davantage de confusion puisque l'on apprend tantôt que les écoles et collèges de ces quartiers "comptent de 30 à 80 % d'enfants issus de familles non francophones", tantôt que 17,6 % des habitants de ces quartiers sont de langue maternelle étrangère, tantôt enfin que "partant des statistiques disponibles, Délégation interministérielle à la ville, forces nationales de police, offices HLM, etc., estiment que […] les 'quartiers sensibles' proprement dits regroupent en moyenne 40 % d'étrangers". Des faits "clairs et précis"… Interrogé sur la délinquance par la commission sénatoriale sur la décentralisation le 28 mars 2000, X. Raufer fit des déclarations qui précisent un peu ses arrières-pensées. On lit en effet dans le rapport de cette commission qu’il "a estimé que le tabou majeur en matière de délinquance urbaine concernait l’origine des auteurs d’infractions. Il a fait part d’une enquête des renseignements généraux mettant en évidence que sur 3000 auteurs de violences urbaines, une cinquantaine seulement avaient un patronyme ‘gaulois’ ". Il faudrait donc avoir un nom "gaulois" pour être Français… Le site internet de Claude Goasgen, député parisien de Démocratie Libérale, achève de nous renseigner. A côté des pages consacrées notamment par le député à la dénonciation de la "réalité cachée" de l’immigration, X. Raufer s’y exprime sur le lien entre délinquance et immigration : "ces liens sont parfaitement mécaniques : une population jeune, masculine et déracinée est par essence plus criminogène que de vieilles dames vivant au village, un enfant de quatre ans comprend cela". Comme tout devient simple, en effet, lorsque l’on raisonne avec les enfants de quatre ans, et que l’on cherche ensuite quelques chiffres qui sembleront confirmer ceci ou cela.

En effet, l’un des éléments du succès de cet ouvrage tient probablement au fait que ses pages fourmillent de statistiques. Nous touchons là au cœur de la prétention à l’expertise : la maîtrise du nombre, la preuve par le chiffre. Or, là encore, il faut faire quelques remarques qui ne manqueront pas d’agacer mais qui nous semblent s’imposer lorsque l’on prétend faire un honnête travail scientifique. En effet, la principale source statistique des auteurs est produite par la section "Villes et banlieues" des Renseignements Généraux (RG), ce qui pose de nombreux problèmes. Tandis que les statistiques de police ordinaires traitent de l'ensemble de la délinquance et de la criminalité constatées sur le territoire national au moyen d'une grille d'analyse unifiée depuis 1972, les statistiques des RG sont toutes récentes et ne sont unifiées ni dans leur base ni dans leur mode de calcul. C'est en 1991 qu'est née cette nouvelle section, avec pour mission l’anticipation des émeutes. En l’espace de quelques années, les chiffres qu’elle va fournir vont indiquer une aggravation continue de la situation. Et c'est la raison pour laquelle ils intéressent tant nos experts. Mais, outre le fait important qu’ils s’intéressent en réalité surtout aux rapports entre les bandes de jeunes et les policiers, ces chiffres sont-ils crédibles ? Rien n'est moins sûr. Primo, leur base de calcul n'est pas stable dans le temps (le nombre de quartiers enquêtés a triplé depuis la création de la section des RG). Secundo, on doit se demander si cette hausse ne reflète pas avant tout l’effet naturel d’aggravation continu propre à tout nouvel instrument de mesure dans les années qui suivent sa mise en place. On mesure par exemple le poids du simple nombre de fonctionnaires mobilisables pour la collecte des données, nombre qui influe à la fois sur la quantité de faits relevés et sur leur localisation géographique. En clair : à chaque fois que la section recrute des nouveaux fonctionnaires, on peut prévoir que les statistiques des années suivantes témoigneront d’une augmentation des violences…

Enfin, il faut contester la prétention scientifique des interprétations psychologisantes plaquées sur ces "nouveaux" délinquants : "Pour la plupart, ni l'école qu'ils fréquentent peu, ni des parents souvent démissionnaires, n'ont pu les doter d'une grille de référence leur permettant de distinguer l'autorisé du toléré et de l'interdit. Enfin, ces adolescents ne sont pas préparés psychologiquement aux sanctions prévues en cas de transgression des interdits – si tant est que la société se décide à les appliquer". Il s'agirait ainsi de jeunes "sans repères, ni moraux, ni sociaux, ni civiques". En somme : des sauvages. Ne sont-ils pas d’ailleurs africains ? Le problème est que ces interprétations reposent sur l'opinion personnelle des experts, alimentée par la lecture des faits divers dans la presse quotidienne. Tout comme les chiffres, les descriptions empruntées aux faits divers sont censées parler d'elle-même. Ainsi : "Dans les cités chaudes de Grenoble, on trouve désormais des bandes agressives dont les membres ont de 8 à 10 ans - de véritables gangs d'enfants, protégés en sus par une efficace loi du silence". Qu'importe aux auteurs la lecture des centaines de pages consacrées au thème de la précocité de la délinquance par les criminologues. Il est bien plus rapide de recopier un fait divers dans la presse. A tel point qu'on se demande ce que vient faire la bibliographie qui figure à la fin du livre. Dans la plupart des cas, elle semble purement formelle, les auteurs n'ayant manifestement pas ouvert les ouvrages qu'ils citent (au point de ne pas même recopier correctement un nom d’auteur). La raison est sans doute qu'il ne s'agit que de poudre aux yeux, d'une pseudo-caution scientifique qui ne doit pas tromper le lecteur. En réalité, la prétendue expertise en question se compose de deux ingrédients : des documents administratifs d'un côté, des coupures de presse de l'autre. Quant à la sauce, elle est sans doute constituée par un savant mélange entre idéologie, sens commun et appétit économique. Voilà comment l’on devient expert en sécurité.

 

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