La violence menace-t-elle notre société ?

Does violence threaten our society ?

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Sujet / subject

Un petit texte de synthèse et de réflexion méthodologique sur la question de la montée de la violence dans la société française / A short synthesis and a methodological reflection on the question of violence growth in French society.

Référence complète / complete reference

La violence menace-t-elle nos sociétés ?, Alternatives Economiques, 2000, Hors-série n°44, pp. 44-46.

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La violence menace-t-elle nos sociétés ?

 

Durant les années 70 et 80, la plupart des intellectuels et des journalistes considéraient que le thème de l’insécurité était une idéologie destinée à fonder des politiques sécuritaires répressives. Les années 90 ont été marquées par un retournement d’attitude et l’on peut se demander si la tendance catastrophiste actuelle n’est pas aussi exagérée que le silence précédent. Les chiffres qui alimentent en permanence le débat public doivent être relativisés. En même temps, il ne faut pas amalgamer, sous les mêmes étiquettes, des comportements et des motivations qui n’ont souvent rien à voir.

Y a-t-il une montée de la violence ?

Les statistiques tiennent une très grande place dans les débats sur la violence. Il est légitime d’essayer de quantifier les évolutions sociales, mais un double danger menace. Primo, cette autorité accordée aux statistiques confère en même temps de l’autorité à ceux qui les produisent et qui les manient. C’est sans doute une des raisons de la montée en puissance des discours policiers sur les violences urbaines. Les deux principales sources de données couramment utilisées de nos jours sont, d’une part les statistiques de police et de gendarmerie qui concernent l’ensemble des infractions constatées en France chaque année (publication annuelle à la Documentation française), d’autre part les statistiques des Renseignements généraux, beaucoup plus récentes (depuis 1991) et qui se concentrent sur les seules " violences urbaines ", c’est-à-dire en réalité sur les rapports conflictuels entre les jeunes et la police dans les quartiers dits " sensibles ". Secundo, lorsqu’un chiffre est avancé, on commence généralement par l’interpréter avant de se demander comment il a été produit et si l’on peut le tenir pour une mesure " objective " de la réalité. Or, les chiffres de la police témoignent d’abord de ce que fait la police face aux délinquants et non pas de tout ce que font les délinquants eux-mêmes. Les deux activités sont liées, mais cette liaison n’est pas univoque. C’est pourquoi il faut se méfier des chiffres censés témoigner d’une " explosion " récente de la violence en France que les médias reprennent le plus souvent en tant que tels.

Observons le tableau suivant qui indique l’évolution de la part de la délinquance des mineurs dans l’ensemble de la délinquance constatée par les statistiques de police et de gendarmerie (en %), en 1987 et 1997, la troisième colonne mentionnant l'ampleur de l'augmentation entre les deux dates.

  

Nature de l’infraction

1987

1997

1987 / 1997

Vols avec arme à feu

 8 *

28 *

13,8

+ 72 % *

Autres vols avec violence

43,4

+ 55 % *

Cambriolages

29

34,1

+ 18 %

Vols d’automobile ou de deux roues

34,1

67,8

+ 99 %

Vols à l’étalage

22,7

32,6

+ 44 %

Total des vols

25,7

32,1

+ 25 %

Trafic de drogues

2,8

10,6

+ 279 %

Usage de drogues

7,1

17,3

+ 144 %

Usage/revente de drogues

6,1 *

15,7

+ 157 % *

Homicides

4,4

6,2

+ 41 %

Viols

14

17,2

+ 23 %

Coups et blessures volontaires

8,5

14,6

+ 72 %

Destructions contre biens privés

21,3

39,3

+ 85 %

Destructions contre biens publics

37,6

94,5

+ 151 %

Outrages et violences à autorités

5,6

13,7

+ 145 %

Port et détention d’armes prohibées

10,4

18

+ 70 %

Part des mineurs dans le total des personnes mises en cause

12

19,4

+ 62 %

Source : Ministère de l’intérieur, rapports annuels, La Documentation française.

* Chiffres 1989 (1987 non disponible) et évolution 1989-1997.

Ce tableau met en évidence le fait que les plus fortes hausses de la délinquance enregistrée des mineurs concernent les vols d'automobiles et de deux roues, l’usage, l’usage/revente et le trafic de drogues (dont on rappellera qu’il s’agit dans 80% des cas de simple cannabis), les destructions et dégradations de biens privés et surtout publics et les outrages et violences à agents de la force publique. Autrement dit, les plus fortes hausses concernent des catégories d’infractions dont la découverte et la répression relèvent directement des rapports au quotidien – par le biais des contrôles sur la voie publique – entre les jeunes et la police. On peut donc se demander si cette hausse n’atteste pas avant tout de la dégradation des relations entre ces deux acteurs, dégradation qui amènerait les policiers d’une part à contrôler plus systématiquement, d’autre part à verbaliser davantage pour transmettre à la Justice des affaires auparavant signalées seulement sur les mains courantes ou bien simplement classées.

Cela étant, ces statistiques soutiennent également l'hypothèse d'une augmentation des violences dans notre sociétés (croissance de l'enregistrement des vols avec violence, des homicides et des coups et blessures volontaires) , ce que les enquêtes de victimation confirment par ailleurs (cf. encadré).

Les enquêtes de victimation

Les instruments de mesure les plus proches de la réalité vécue par les citoyens sont les enquêtes dites de victimation (interrogeant un échantillon représentatif de personnes sur ce dont elles ont été victimes) qui permettent de connaître l’existence d’une prédation ou d’une agression même si la personne n’a pas prévenu la police. Elles permettent en outre de mieux connaître la victime et ce qu’elle a subi. Ces enquêtes indiquent que l’augmentation des agressions est réelle mais ciblée : elle s’exerce surtout au sein des milieux populaires, entre pauvres. Et il s’agit le plus souvent de bagarres qui se terminent rarement par des blessures graves.

A lire : Robert P., Zauberman R., Pottier M.-L., Lagrange H., Mesurer le crime. Entre statistiques de police et enquêtes de victimation, Revue française de sociologie, 1999, n° 2.

 

 

D’où vient la violence des jeunes ?

Le discours actuel sur la montée de la violence a le défaut majeur d’amalgamer incivilité et délinquance, groupe de jeunes voisins et bande de délinquants, injure et agression physique, usage/revente dans le groupe de pairs et trafic organisé de drogue, incendie de voiture une nuit d’émeutes et trafic de voitures volées, drogue douce et drogue dure, motivation crapuleuse, motivation ostentatoire et motivation politique, etc. Il faut au contraire distinguer les problèmes.

La transgression des normes et certains comportements initiatiques ou ludiques sont le propre de l’adolescence et de la jeunesse depuis toujours, particulièrement dans les milieux populaires où l’on ne possède pas toujours des moyens financiers nécessaires à occuper ses loisirs de façon " sage ". Derrière l’oisiveté et le noctambulisme des jeunes des quartiers populaires, il y a le fait de " traîner " avec une groupe de copains sans savoir quoi faire faute d’argent, et en ayant pas peur de faire de transgresser les règles d’une société qui n’offre pas l’avenir qu’on serait en droit d’attendre d’un pays riche. Ces petites transgressions sont des dégradations d’écoles, des attitudes provocantes et des défis à l’autorité, des petits vols, la conduite sans permis, etc. Rien de nouveau dans tout ça. Les blousons noirs de la fin des années 50 en faisaient autant. Seulement, autrefois, ces transgressions disparaissaient lorsque le jeune se " rangeait ", devenait adulte, c’est-à-dire trouvait une intégration dans le travail puis se mariait. Le chômage de masse, qui touche plus d’un quart des jeunes actifs et jusqu’à 50 % dans les cités, a brisé ce processus de réintégration. Dès lors, il n’est pas étonnant que les transgressions soient plus fréquentes, plus violentes et plus durables.

 

La violence comme mode d’expression politique

Certaines formes de violence expriment une demande de nature politique. La plupart des gens considèrent que, lorsque des agriculteurs saccagent une préfecture et s’affrontent avec les CRS, il s’agit d’une violence politique compréhensible. Mais les mêmes personnes sont généralement incapables de reconnaître dans certaines attitudes des jeunes des cités une violence de même nature qui s’exprime avec d’autres mots et par d’autres actions. On peut pourtant distinguer deux types d’usage politique de la violence chez les jeunes. Il y a d’abord un usage calculé de la violence politique. Dans de nombreuses situations, les menaces, dégradations ou autres injures, relèvent d’une forme de négociation avec les institutions locales : maires, directeurs d’associations, etc. Les jeunes jouent de la crainte qu’ils inspirent pour obtenir une subvention, un local, etc. C’est une façon de peser dans la négociation, d’imposer un rapport de force, de faire pression. Il y a ensuite un usage défoulatoire de la violence politique : c’est l’émeute. Le prétexte au déclenchement est presque toujours en relation avec la mort d’un jeune du fait d’une bavure policière réelle ou imaginaire, ou bien d’un règlement de compte qui contient une connotation raciste (réelle ou imaginaire, là aussi). L’émeute qui éclate alors est une forme de violence éminemment politique. C’est un moment de cristallisation puis d’explosion du sentiment d’injustice, qui déborde totalement le prétexte à son déclenchement.

 

Quoi de neuf dans les carrières délinquantes ?

Du vol de mobylettes le temps d’un samedi soir à l’organisation du trafic de voitures volées, il n’y a pas une différence de degré mais de nature. De même qu’entre le vol à l’étalage (par exemple un vol de CD ou de cassettes vidéos) et le braquage à main armée d’une station service, il y a un gouffre. Même si on peut penser que les grands trafiquants ont souvent commencé par être des petits voleurs, il est faux de dire que l’un est le prélude fatal à l’autre. Avec le trafic organisé et le braquage, nous sommes face à des carrières délinquantes classiques, marquées par le cercle vicieux des condamnations de plus en plus fréquentes et des réinsertions de plus en plus difficiles. Qu’y a-t-il de nouveau sur ce plan ? On peut faire l’hypothèse que, en raison principalement du contexte socio-économique et du sentiment d’injustice et d’exclusion, les occasions de s’engager dans ces carrières sont plus grandes pour les jeunes garçons des quartiers de relégation. Il en est de même pour les grandes violences physiques comme les viols et les homicides : les chiffres de la police témoignent d’une augmentation de ces grandes violences, mais ils semblent avant tout correspondrent à une dégradation des rapports entre jeunes au sein de ces quartiers.

La violence prend donc des formes variées, qui n’ont pas les mêmes motivations et n’appellent pas les mêmes réponses de la part de la société. Toutefois, elles ont en commun le fait qu’elle témoignent d’une dégradation de la cohésion sociale, tout particulièrement dans les quartiers populaires où les sentiments d’abandon et d’avenir toujours plus sombre engendrent un désespoir et une colère qui sont sources de nombreux débordements, individuels ou collectifs.

 

 

Pour en savoir plus 

 

Aubusson de Cavarlay B., 1997, La place des mineurs dans la délinquance enregistrée, Les cahiers de la sécurité intérieure, 29.

Bachmann C., Le Guennec N., Violences urbaines, Albin Michel, 1996.

Barré M.-D., Godefroy T., 2000, Le consommateur de produits illicites saisi par la police, Questions pénales (Bulletin d’information du CESDIP), XIII.1, 1-4.

Dubet F., Lapeyronnie D., Les quartiers d’exil, Seuil, 1992.

Lepoutre D., Cœur de banlieue, Odile Jacob, 1997.

Mucchielli L., Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués de la France des années 1990, Actuel Marx, 1999, n°26 (texte en ligne).

Rey H., La peur des banlieues, Presses de la FNSP, 1996.

Robert Ph., Le citoyen, le crime, l’État, Droz, 1999.

Robert Ph., Aubusson de Cavarlay B., Pottier M.-L., Tournier P., Les comptes du crime. Les délinquances et leurs mesures, L'Harmattan, 1994.

Wieworka M., éd., Violences en France, Seuil, 1999.

 

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